Comme beaucoup de jeunes artistes, Soufiane Ababri s’est retrouvé dans une impasse à sa sortie de l’école d’art – sans atelier ni moyens d’en louer un. Il est alors devenu – selon ses mots duchampiens – un « artiste de valise ». L’artiste marocain, qui partage aujourd’hui son temps entre Paris et Tanger, est longtemps passé d’une colocation à une autre, emportant les œuvres réalisées au fil de ses migrations, principalement des dessins. À partir de 2016, ces pièces ont peu à peu pris le titre de Bedworks, parce que Soufiane Ababri les exécute dans son lit. Cette série – peut-être à ce jour son œuvre la plus connue – met en relief non seulement ce qui différencie son lieu de création d’un atelier traditionnel, mais également ce qui constitue pour Soufiane Ababri un marqueur de ségrégation et de hiérarchie.
« Au début, personne ne me prenait au sérieux parce que je travaillais dans mon lit », me confie-t-il lorsque nous nous rencontrons dans un café du quartier parisien du Marais. Notre société capitaliste repose sur l’efficacité et la productivité alors qu’ « un lit est associé à la paresse », poursuit-il – et ne favorise ni l’une ni l’autre. Depuis, le vent a clairement tourné pour Soufiane Ababri. Ces dernières années, il a été présenté en solo dans des galeries comme Praz-Delavallade (Paris), The Pill (Istanbul), Dittrich & Schlechtriem (Berlin) et Mendes Wood DM (Bruxelles). Le jour de cet entretien, il venait juste de rentrer de Londres où s’est ouvert sa première grande exposition personnelle dans une institution, la galerie The Curve, au Barbican Centre.
« Their mouths were full of bumblebees but it was me who was pollinated », objet d’une commande spéciale du site, comporte au-delà du dessin, performance et installation, deux autres éléments importants de la pratique de Soufiane Ababri. Elle répond à la particularité architecturale du lieu, une courbe monumentale qui a donné son nom à l’espace. Des dessins de couleurs vives sont accrochés aux murs noirs ou au sein d’alcôves rouge écarlate. Réalisés aux crayons de couleur et crayons gras sur papier, signature de l’artiste, ils dépeignent une communauté gay fantasmée, dans laquelle des corps masculins, pour la plupart non occidentaux – à divers stades de déshabillage, d’excitation sexuelle et d’intimité –, se rencontrent, se reposent, jouent et dansent.
Soufiane Ababri a puisé son inspiration dans la similarité entre la forme courbe de l’espace et la forme de la lettre arabe Zayin ز, la première lettre du mot « zamel », un terme d’argot péjoratif utilisé pour insulter les hommes gays au Maghreb. Lors du vernissage, des danseurs ont évolué sur des sons de basse assourdis rappelant l’extérieur des clubs, dans une chorégraphie imprégnée de danse orientale mais abordant des sujets au cœur du travail de l’artiste : l’appartenance, l’homophobie, la violence (post-)coloniale et, surtout, le corps de l'immigré, à jamais exotique et fétichisé. Appuyés sur les murs incurvés de la galerie, allongés sur le dos ou rampant à quatre pattes, les danseurs faisaient tout sauf se tenir droits. Pour l’artiste, ce refus de se comporter comme on « devrait » et la chorégraphie dans son ensemble – créée en collaboration avec le chorégraphe Guillaume Le Pape – faisaient partie d’une réflexion nécessaire sur la manière de se réapproprier l’imagerie et les gestes appartenant à des communautés largement non blanches et non occidentales, alors même que ces communautés vivent actuellement une période de tension et de violence. Vue dans son ensemble, l’exposition est un « projet paranoïaque », explique Soufiane Ababri, dans lequel l’espace de la galerie « vous abreuve d’insultes et envoie des messages plus réels que la réalité elle-même ».
À travers ses œuvres, Soufiane Ababri aborde des histoires de violence et subvertit des formes de représentation dominantes et normatives. Après une enfance passée à Rabat, l’artiste arrive en France en 2004 pour étudier la psychologie, avant d’abandonner ses études et de s’immerger dans le monde de la nuit en travaillant dans des bars et des saunas gays. Habité depuis longtemps par le désir de faire des études artistiques, c’est en voyant le travail de Bruce Nauman à Montpellier, où il est de passage avec son petit ami de l’époque, qu’il prend conscience du potentiel politique de l’art. Il saute le pas et s’inscrit à l’École supérieure des beaux-arts à Montpellier, avant d’intégrer l’École nationale supérieure des arts décoratifs à Paris. Mais ce n’est qu’après avoir terminé ses études à l’École nationale supérieure des beaux-arts de Lyon que Soufiane Ababri prend la décision de placer le dessin – un médium traditionnellement considéré comme le parent pauvre de la peinture – au centre de sa pratique. Il l’associe à sa propre expérience d’homme immigré, arabe et gay, élevé dans un contexte religieux, mais appartenant aussi à une génération très imprégnée par la pensée post-coloniale.
Érotiques et politiques à la fois, marqués par une énergie charnelle et brute qui jaillit dans les traits de crayon, les hommes de ses dessins composent une famille choisie d’icônes gays ou issues de la sous-culture, notamment littéraire (Jean Genet et les écrivains de la Beat Generation – Paul Bowles, Allen Ginsberg, William Burroughs – font des apparitions récurrentes). Elles comblent un vide historique et sociopolitique de l’art, notamment en décrivant, explique l’artiste, « des relations sexuelles entre hommes de couleur ». Ainsi redonnent-elles un rôle à des sujets que le canon occidental en peinture a longtemps présentés comme passifs, encouragé en cela par un regard orientaliste qui ne voyait dans les hommes arabes que des esclaves ou des spécimens exotiques, des objets sexuels offerts au regard d’un public bourgeois et aristocratique.
L’insistance de Soufiane Ababri à travailler depuis son lit prend alors une autre signification : il rejette à dessein l’image sacrosainte de l’artiste se tenant debout devant son chevalet, jusqu’à des formes radicales d’autoportrait. « La figure de l’artiste qui se représente comme un génie ne me convient tout simplement pas », commente-t-il. Comme pour mieux enfoncer le clou, il n’hésite pas à ajouter de la matière fécale à son Autoportrait en excrément et rose et bleu (2022), qui figurait dans la série de dessins exposée cet automne au MO.CO Montpellier Contemporain dans le cadre de « SOL! La biennale du territoire #2 ». Avec cette pièce, Soufiane Ababri tente d’émanciper le scatologique de ses associations traditionnelles à la maladie mentale et aux asiles psychiatriques, introduisant également par là un certain désordre dans des institutions artistiques, de plus en plus aseptisées.
Puisqu’elle opère à l’intérieur des marges et qu’elle les transgresse, il serait tentant de dire que la pratique de Soufiane Ababri flirte avec la clandestinité. Il préfère le terme d’« infiltration » pour décrire une manière de faire des déclarations politiques qui ne repose pas nécessairement sur un vocabulaire activiste. Sa série Bedwork / Yes I AM (2018-en cours) prend comme point de départ un chapitre intitulé « Qui défend l’enfant queer », issu de l’ouvrage du philosophe Paul B. Preciado Un appartement sur Uranus (2019). Dans cette série, Soufiane Ababri dresse des portraits individuels d’hommes gays – dont ses contemporains et prédécesseurs, de Michel Foucault et du curateur récemment décédé Vincent Honoré aux artistes de sa génération, comme Paul Maheke ou Philipp Timischl – qui, pour lui, constituent une communauté spirituelle. Elle se présente comme une « encyclopédie permanente » qui célèbre et honore ceux qui s’efforcent, eux aussi, de se faire entendre.