Lorsque Serge Gainsbourg est décédé, en 1991, une foule d’admirateur∙rice∙s s’est massée devant son domicile, rue de Verneuil, dans le 7e arrondissement de Paris, en chantant Je suis venu te dire que je m’en vais ou en déposant des choux sur le trottoir, en hommage à son album-concept L’Homme à tête de chou. À l’intérieur de la maison, sa fille Charlotte, sa belle-fille, Kate Barry, et la compagne du chanteur, Bambou, se tenaient allongées sur son lit à ses côtés, écoutant monter depuis la rue l’émotion du public.
« C’était émouvant à entendre », murmure Charlotte dans l’audioguide qui accompagne la visite de la maison. C’est à la fin 2023 que celle-ci a été ouverte au public et a repris vie en tant que musée, sous le nom de Maison Gainsbourg. Tout au long de la visite d’une demi-heure, une voix off, celle de Charlotte, nous révèle des détails étonnamment personnels sur ce qu’a été son enfance auprès de ses célèbres parents.
L’adresse, devenue légendaire, du 5bis rue de Verneuil, constituait à l’origine l’écurie du grand hôtel particulier situé juste en face. Gainsbourg l’achète en 1967, s’y installe avec sa compagne de l’époque, Jane Birkin, et la rénove de fond en comble avec l’aide de l’architecte d’intérieur britannique Andrée Higgins. Il fait recouvrir les murs de feutre noir, une esthétique empruntée au roman À rebours de Joris-Karl Huysmans, paru au 19e siècle, fait poser des carreaux vénitiens en damier au rez-de-chaussée et une moquette ivoire et noire à riche motif floral dans le reste de la maison. Il s’en dégage une atmosphère de manoir gothique – exacerbée par le choix du musée d’occulter toutes les fenêtres pour protéger l’intérieur de la lumière du soleil.
Après la mort de Serge Gainsbourg, Charlotte rachète les parts de ses demi-frères et demi-sœurs, puis ferme la maison, la figeant dans le temps avec tout son contenu. Les mégots des Gitanes chères à Gainsbourg traînent encore dans les cendriers disséminés un peu partout ; une forêt de flacons de parfum occupe toujours la salle de bain ; sur les étagères de la cuisine sont restées des boîtes de bonbons desséchés, des bocaux au contenu incertain, et dans le réfrigérateur se trouvent des tablettes de chocolat entamées. Bien que Charlotte ait ouvertement exprimé son désir d’en faire un jour un musée, la porte d’entrée en fonte est restée fermée au public pendant plus de 30 ans.
« Pour nous, pour le public, c’est une personnalité mythique », explique Sébastien Merlet, curateur du musée. « Mais pour Charlotte, c’est son papa. Elle avait l’envie depuis très longtemps d’ouvrir la maison. Depuis 33 ans, elle la conserve telle quelle. Elle ne l’a pas vendue, rien n’a bougé. Elle a simplement pris le temps d’être prête pour la partager. »
Serge Gainsbourg lui-même avait évoqué l’idée de faire de cette maison un musée. En 1979, alors qu’il faisait visiter le vaste salon à une équipe de télévision, il avait prophétisé : « Je ne sais pas ce que c’est : un sitting room, une salle de musique, un bordel, un musée… » Gainsbourg collectionnait les œuvres d’art – dont un Dalí et un Klee, la peinture ayant été son premier amour et sa vocation initiale –, mais avait aussi amassé une foule d’objets hétéroclites : des insignes de policier, des statuettes d’animaux ou de légumes en bronze, des photos de femmes – le plus souvent nues, le plus souvent ses amantes – et des coupures de presse sur sa carrière.
« Je reçois la beauté des objets, inconsciemment », écrit Gainsbourg dans son livre Pensées, provocs et autres volutes (2007). « Rue de Verneuil, dans mon musée, je leur ai donné à chacun une âme. »
Sans doute est-ce cette propension à accumuler toutes sortes de « trésors » qui a contribué à l’ouverture d’un petit musée au numéro 14, de l’autre côté de la rue, retraçant la vie et la carrière du musicien à travers des objets et des documents d’archives. Dans les vitrines encombrées, on découvre des souvenirs importants, dont une lettre de Brigitte Bardot le suppliant de ne pas diffuser l’enregistrement de la version de Je t'aime... moi non plus qu’elle interprétait et des partitions de ses premières compositions jouées dans les cabarets parisiens, bien avant qu’il ne devienne célèbre.
« C’est le patrimoine culturel. Il y a vraiment la transmission, le souhait de faire découvrir l’œuvre de Gainsbourg à une nouvelle génération », explique Sébastien Merlet. Entrer dans la Maison Gainsbourg, c’est être happé par le mythe de l’homme, c’est accepter sans hésiter son statut d’icône. « Après sa disparition, Gainsbourg est resté pendant 20 ans une sorte de totem de la musique en France, ses chansons étaient absolument sanctifiées, il était le dieu de la chanson française. Maintenant, après #MeToo, il redevient un peu plus polémique. Il s’est toujours posé à la limite de l’acceptable, par provocation », poursuit-il.
« Ni la Maison ni le musée ne tentent de remettre en cause le statut de star de Gainsbourg ou d’aborder les différentes polémiques qu’il a provoquées et récoltées tout au long de sa carrière. L’ensemble du site Gainsbourg est une expérience qui s’apparente à la visite d’un sanctuaire. Pour les fans inconditionnel∙le∙s, c’est l’occasion de s’agenouiller devant son autel ; pour la nouvelle génération, c’est une découverte immersive de sa carrière et de sa vie personnelle », conclut le commissaire d’exposition.
La visite se termine au Gainsbarre jouxtant le musée, café en journée et piano-bar le soir, un nom en référence à l’alter ego de l’artiste et à ses démons, l’alcool et la provocation. Le personnel du lieu, vêtu de blanc, y sert des cafés et des cocktails dans un décor noir, fidèle en tous points à l’esthétique de la maison elle-même. Dans un coin, les touches d’un piano électrique descendent et remontent comme mues par un robot. Le soir, en revanche, c’est un∙e pianiste qui se met au clavier dans la salle faiblement éclairée, pour jouer des airs de jazz qui recréent l’ambiance des cabarets parisiens où l’histoire de Gainsbourg a commencé.