Du 17 avril au 24 novembre, le Museo Correr accueille l’exposition « Musei delle Lacrime » (« Musées des larmes »), conçue par Francesco Vezzoli (Brescia, 1971) en dialogue avec Donatien Grau. L’exposition poursuit l’exploration du patrimoine artistique entreprise par l’artiste il y a près de 30 ans en brodant des larmes sur des œuvres d’art iconiques. En harmonie avec la collection et l’architecture du musée — dont une section rénovée dans les années 1950 par le légendaire architecte italien Carlo Scarpa —, il présente aujourd’hui une série de travaux couvrant deux décennies, ainsi qu’une douzaine d’œuvres récentes. À cette occasion, Francesco Vezzoli et Donatien Grau nous immergent dans leur processus de collaboration.
Donatien Grau : Je t’ai rencontré, Francesco, il y a environ 15 ans. Tu as été l’une des premières personnes à me faire confiance. Je me souviens de la performance que tu as réalisée avec Lady Gaga au MOCA [Museum of Contemporary Art] de Los Angeles, en 2009. Tu avais également un projet de livre et tu as immédiatement pensé à moi pour l’écrire. Je ne sais pas pourquoi, parce qu’à l’époque, je n’écrivais pas sur les artistes qui exposaient dans des galeries, et encore moins pour des projets liés à des performances. Depuis, nous avons poursuivi cette conversation au fil des années, et j’ai maintenant l’impression de te connaître au point de voir clairement où tu te situes et de pouvoir mettre des mots sur ce que tu as accompli plus que tu ne voudrais et ne pourrais l’exprimer toi-même, parce que le refus du conformisme est au cœur même de ton positionnement idéologique, artistique, politique et historique.
Francesco Vezzoli : Aujourd’hui, Donatien, tu es un ami proche, tu connais plein de choses sur une grande diversité de sujets, j’apprécie donc toujours d’avoir ton regard. Notre relation transcende celle qui s’établit habituellement entre un∙e artiste et un∙e commissaire ; elle est plus profonde. Lorsque je me sens perdu, je me tourne vers toi et tu es toujours à l’écoute de mes besoins. Ce qui nous lie est puissant et authentique. Ce n’est peut-être pas une explication scientifique, mais c’est sincère.
DG : Lorsque nous nous sommes rencontrés pour la première fois, tu incarnais, en tant qu’artiste, la quintessence du glamour. Ce qui m’a le plus marqué chez toi, et qui continue, c’est ton expression sans complexes, ta capacité à prendre du recul – des qualités qui, pour beaucoup, peuvent être assez déconcertantes. Tu fais partie des quelques-un∙e∙s qui ont remis en question les normes artistiques conventionnelles en allant au-delà des questions d’identité sexuelle, même si elles restent importantes. Ton travail interroge nos représentations du monde et cherche à repenser les rôles des cultures et du savoir. Pour moi, le pouvoir de transformation des artistes est constitutif d’une transmission de l’art sur le temps long. Tout comme Derek Jarman, qui t’a profondément influencé, tu as joué un rôle important dans la refonte de notre compréhension de l’histoire de l’art au cours des trois dernières décennies. Alors que certain∙e∙s qualifient ton travail de kitsch ou d’exagérément dramatique, j’y vois un défi en forme de provocation qui vient questionner nos interprétations historiques.
FV : Je ne nourris pas de sentiment de colère ou d’animosité à l’égard de ceux ou celles qui me critiquent. Mais, comme tu l’as souligné, mes choix suscitent parfois de l’incompréhension, voire de la frustration. Alors si tu veux bien, je vais clarifier ce point. Après avoir passé environ 25 ans à l’étranger, j’ai pris la décision d’adopter délibérément un mode de vie plus italien, ce qui a inévitablement influencé mon rapport à l’histoire et à l’identité politique. Je suis maintenant basé en Italie, où les possibilités et les grilles de lecture sociétales et politiques sont bien spécifiques. Contrairement à des pays comme les États-Unis, le Royaume-Uni ou la France, où il existe un environnement artistique bien établi, l’Italie ne dispose pas, en matière d’art, d’un cadre aussi structuré. Pour rester actif∙ve, on est donc confronté∙e à un choix : soit s’adapter au cadre, soit redéfinir les frontières de son travail.
Même si cela peut heurter certaines personnes, cela ne relève pas à proprement parler d’un choix. J’évolue comme tout∙e artiste de ce pays dans un environnement bien particulier, sans personnalités de premier plan et sans ces différentes références politiques et historiques que l’on trouve ailleurs. Tu sais, en Italie, nous n’avons pas, pour le meilleur ou pour le pire, Roberta Smith, Jerry Saltz, Thelma Golden ou Glenn Lowry. Ces références n’existent pas ici.
DG : Je trouve la question de l’Italie particulièrement intéressante dans ton cas. Ces 70 dernières années, elle a servi de laboratoire politique et culturel. Ce qui est remarquable dans ce qui guide aujourd’hui ton travail, c’est qu’il aborde des sujets qui, bien qu’enracinés ici, sont très ouverts sur le monde extérieur et en lien avec des problématiques qui dépassent ses frontières. Il me semble important de parler aussi de tes origines. Tu es italien et originaire de Brescia, dans le nord du pays, ce qui te confère une identité particulière. Ce qui est fascinant, c’est que cette identité est prégnante sous de nombreux aspects, mais que tu la remets constamment en question. Il semble que dès ton plus jeune âge, tu as dû te confronter à cette identité et que ton travail s’en est nourri, comme une sorte de critique constructive de cet état de fait.
FV : C’est vrai. Pour résumer, même si je ne me compare pas à lui, bien que nous ayons habité la même rue à des époques différentes, prenons par exemple le contexte dans lequel évoluait Lucio Fontana. L’expressionnisme abstrait faisait, à ce moment-là, la couverture du magazine Time et suscitait de vives critiques. Mais dans le même temps, la vie de Lucio Fontana était aussi tournée vers des activités moins en vue, comme rencontrer le célèbre designer Gio Ponti pour discuter de la décoration d’une villa en Amérique du Sud. L’Italie a toujours eu ses dynamiques propres et, d’une manière ou d’une autre, il faut construire son identité en fonction des opportunités qui se présentent – on ne peut pas s’en tenir à l’écart. Ce rapport à l’histoire devient donc à la fois un choix et un engagement délibéré. Cela implique de s’intéresser à ce qui questionne le monde, de lire les bons livres, de voir les expositions importantes, puis de déterminerce que l’on peut apporter à la réflexion. Cependant, en réfléchissant à sa contribution personnelle, la toile de fond de l’histoire italienne apparaît inévitablement comme un élément incontournable.
FV : C’est vrai. Pour résumer, même si je ne me compare pas à lui, bien que nous ayons habité la même rue à des époques différentes, prenons par exemple le contexte dans lequel évoluait Lucio Fontana. L’expressionnisme abstrait faisait, à ce moment-là, la couverture du magazine Time et suscitait de vives critiques. Mais dans le même temps, la vie de Lucio Fontana était aussi tournée vers des activités moins en vue, comme rencontrer le célèbre designer Gio Ponti pour discuter de la décoration d’une villa en Amérique du Sud. L’Italie a toujours eu ses dynamiques propres et, d’une manière ou d’une autre, il faut construire son identité en fonction des opportunités qui se présentent – on ne peut pas s’en tenir à l’écart. Ce rapport à l’histoire devient donc à la fois un choix et un engagement délibéré. Cela implique de s’intéresser à ce qui questionne le monde, de lire les bons livres, de voir les expositions importantes, puis de déterminerce que l’on peut apporter à la réflexion. Cependant, en réfléchissant à sa contribution personnelle, la toile de fond de l’histoire italienne apparaît inévitablement comme un élément incontournable.
DG : Les projets artistiques présentés à Venise ont ceci de particulier que la ville est elle-même, par nature, tournée vers les étranger∙ère∙s. Historiquement, elle se situe à l’intersection de l’Italie et du reste du monde. Dans ce contexte, ces projets ont valeur de passerelles entre le passé et le présent, et permettent de trouver un équilibre entre la tradition et les influences contemporaines.
FV : Comment ne pas voir dans la ville elle-même une métaphore politique qui, si elle s’applique très certainement à l’Italie, vaut probablement pour le monde entier. À l’heure actuelle, c’est à Venise que l’on trouve la plus grande concentration au kilomètre carré d’institutions artistiques au monde, dont cinq à six institutions publiques, ainsi que diverses fondations privées et la Biennale. Venise se positionne ainsi comme une agora pour les questionnements qui parcourent notre époque. Même si ça n’est pas dans mes habitudes, je dois avouer que j’en éprouve aussi, dans la mesure où j’y contribue, une certaine fierté. Je pense que présenter cette exposition au Museo Correr, en dialogue avec l’architecture de Carlo Scarpa et l’histoire de l'art, est une forme d’art politique. Il s’agit de mettre en lumière Venise en tant que métaphore politique de la culture contemporaine. Et si les gens viennent à Venise uniquement pour un cocktail, c’est leur droit.
DG : Ton travail et ton processus de réflexion fonctionnent à différents niveaux, l’un complétant l’autre sans jamais en exclure aucun. Comme Carlo Scarpa, tu as subtilement joué avec la scénographie tout en y introduisant une contradiction. Une partie de notre objectif est donc d’explorer les différentes voies par lesquelles nous pouvons, au sein même de cette scénographie, créer des ruptures, laissant place au rejet comme à l’adhésion, inhérents à toute scénographie. Si nous la considérons comme un dispositif rhétorique, elle sert à faire passer des messages à même d’être questionnés de l'intérieur.
FV : L’exposition s’intitule « Musei delle Lacrime ». Je suis souvent confronté à un certain dilemme lorsque l’on me pose des questions sur les pleurs dans mes œuvres. C’est la seule question qui a tendance à me déstabiliser. Les gens s’interrogent non seulement sur la présence de larmes dans mes œuvres actuelles, mais aussi sur leur origine dans mes pièces antérieures, celles qui remontent à mes débuts en tant qu’artiste, il y a environ 25 ans. Il y a à peu près un an, Donatien, tu m’as fait remarquer une chose qui, a posteriori, m’est apparue comme une évidence : j’ai un tempérament mélancolique. J’ai canalisé cet aspect de ma personnalité dans mon art, notamment à travers le sujet des larmes. Si nous devions aborder cette question d’un point de vue plus académique, nous pourrions noter la rareté des larmes dans l’histoire de l’art. C’est assez frappant. Du Louvre au musée des Offices, les larmes sont rarement représentées, et même lorsqu’elles le sont, elles sont souvent voilées ou dissimulées.
Dans un sens, j’ai choisi de défier cette réticence historique à représenter ouvertement les larmes. Tout comme certain∙e∙s artistes sont réputé∙e∙s pour leur maîtrise de sujets spécifiques, j’aspire à être reconnu comme le « maestro delle lacrime », « le maître des larmes ». C’est ma façon de libérer ce fluide symboliquement chargé dans le domaine de l’histoire de l’art.
DG : C’est une belle définition. Cette contradiction immédiate dans les termes te caractérise parfaitement. Les larmes n’ont pas la monumentalité associée à la maîtrise, et sont donc porteuses d’une ironie poignante. Cette interaction entre l’intime et le monumental est au cœur de ta vision artistique. Une simple larme, dans tout ce qu’elle a d’humain, paraît a priori si éloignée de nos représentations du grandiose. En fait, ce que tu réalises, c’est un monument dédié à l’intime. Dans ton œuvre, les larmes sont à la fois des expressions individuelles et des symboles universels de la perte. Elles incarnent l’essence même de la perte, un sentiment qui transcende les expériences individuelles. Pourtant, et paradoxalement, ton travail sur la perte et l’histoire crée un espace pour l’émergence de nouveaux récits. Cette tension entre l’intime et le monumental constitue l’essence même de ta démarche artistique. L’exposition à venir au Museo Correr explore ces thèmes de différentes manières et elle offre un aperçu fascinant de la profonde complexité de ton travail.