« J’ai parfois soutenu de jeunes artistes avant qu’il∙elle∙s deviennent les stars montantes de très grandes galeries. Je prends plaisir à détecter les futurs talents de demain », s’enthousiasme le collectionneur Michael Dupouy, arpenteur infatigable des foires. Ces dernières années, les initiatives privées envers les jeunes artistes semblent s’être multipliées en France, notamment à travers l’engagement de collectionneur∙euse∙s éclairé∙e∙s. Prix, bourses, résidences d’artistes et lieux d’exposition ont ainsi émergé dans le paysage artistique. Les collectionneur∙euse∙s investissent dans l’avenir. Ce constat est corroboré par l’analyse du dernier Survey of Global Collecting publié par Art Basel et UBS, qui révèle une confiance demeurée forte chez les collectionneur∙euse∙s en 2023 malgré les troubles géopolitiques majeurs qui ont impacté l’économie mondiale. Et parmi eux∙lles, les Français∙e∙s s’avèrent être les plus optimistes (à raison : les milliardaires de l’Hexagone ont vu leur richesse augmenter de 7 % l’année dernière). Le rapport relève aussi que l’acte de collectionner reste en premier lieu un choix motivé par le plaisir personnel, devant l’investissement financier.
Le rapport souligne également une ouverture croissante à l’exploration de nouveaux∙elles artistes, la part d’achat d’artistes déjà connu∙e∙s se réduisant légèrement par rapport à 2022 (-4 %), et en France de manière significative (de 65 % à 44 %) : « L’accent a été mis sur les artistes nouveaux∙elles et émergent∙e∙s en Allemagne, en France et à Hong Kong, où il∙elle∙s représentaient plus de la moitié des œuvres contenues dans les collections », écrit Clare McAndrew, auteure du rapport. Si l’on associe cette indication au fait qu’en 2023, les artistes français∙e∙s ont suscité le plus fort intérêt de la part des collectionneur∙euse∙s internationaux∙ales – se plaçant sur la première marche du podium dans 8 régions sur les 11 étudiées (Allemagne, Brésil, Chine continentale, États-Unis, Hong Kong, Italie, Japon, Royaume-Uni) –, la scène émergente française semble promise à une belle ascension. Cela est confirmé par le fait que la France arrive également en tête des lieux où les collectionneur∙euse∙s souhaitent acheter dans les mois à venir.
Guillaume Houzé est l’un des acteur∙rice∙s de ce changement. Directeur général de la chaîne de grands magasins Galeries Lafayette, il lançait déjà, en 2001, la Galerie des Galeries, lieu d’exposition de 300 m2 dédié à la création contemporaine, au cœur du flagship du boulevard Haussmann. Ce lieu était une préfiguration de l’action de la Fondation Galeries Lafayette, dont il est le président et qui a ouvert, en 2018, l’espace d’exposition et de production Lafayette Anticipations, dans un bâtiment imaginé par Rem Koolhaas et son agence d’architecture OMA. Il explique : « C’est avant tout une machine à voir, prévoir et produire, qui s’articule autour d’un atelier de production, d’un programme de résidences, d’expositions et de rencontres transdisciplinaires – le tout au centre d’un écosystème institutionnel et curatorial extrêmement dense. » Proche des artistes et porté par une tradition familiale de la collection, il évoque « les éclaireur∙euse∙s » de sa génération – Tatiana Trouvé, Mathieu Mercier, Saâdane Afif… – qui ont nourri sa collection personnelle et le programme de la Galerie des Galeries – programme prolongé dans celui de la Fondation, de Mimosa Echard et Xavier Antin en 2014 jusqu’aux expositions de Pol Taburet et Cyprien Gaillard l’année dernière.
Guillaume Houzé évoque également le partenariat entre le groupe Galeries Lafayette et Paris+ par Art Basel, qui a débuté dès la première édition de la foire et s’incarne dans le soutien au secteur Galeries Émergentes. Il souligne « l’exceptionnel travail de recentrage sur la jeune scène artistique, ainsi que sur la qualité de la production hexagonale ». De plus, chaque année, au sein de ce secteur, un∙e artiste est sélectionné∙e (Akeem Smith de la galerie Heidi en 2022, Mohamad Abdouni de la galerie Marfa’ Projects en 2023) et se voit offrir une exposition et une résidence à Lafayette Anticipations l’année suivante (la galerie dont il∙elle est issu∙e bénéficie alors du remboursement de ses frais de stand). « Au sein du parcours que nous soutenons avec notre programme “Scène émergente” via Lafayette Anticipations, on découvre aussi le potentiel disruptif de jeunes galeries internationales », ajoute-t-il.
L’idée d’inclure l’émergence dans un écosystème professionnel est aussi celle du promoteur immobilier Laurent Dumas, Président du Conseil de surveillance d’Emerige, qui vient de fêter les 10 ans de son programme tremplin la Bourse Révélations Emerige, créé afin de « connecter les jeunes sortant de l’école à l’environnement de l’art ». En 10 ans, 70% des artistes sélectionné∙e∙s (12 par an de moins de 35 ans) ont une actualité artistique, sont entré∙e∙s en galeries, dans des collections publiques ou privées. Passionné par la création française depuis plus de 20 ans (sa collection compte environ 2 000 œuvres, dont 65 % d’artistes français∙es), le collectionneur se félicite aussi de la charte « 1 immeuble, 1 œuvre », cofondée avec le ministère de la culture. « C’est aujourd’hui le premier programme de commande artistique en France, avec 750 œuvres commandées et installées et plus de 80 entreprises signataires.»
« L’émergence et la jeune création tiennent une place prédominante dans ma collection », abonde Michael Dupouy. « Je soutiens essentiellement les galeries qui découvrent les artistes. Il m’arrive aussi d’acheter directement aux artistes qui ne sont pas encore représenté∙e∙s. » Son engagement passe aussi par la publication, une fois par an, de ALL GONE, la bible de la street culture. Le dernier opus, qui vient de paraître, dévoile notamment une collaboration avec l’artiste Daniel Arsham pour la couverture. Interrogé sur la création française, il confie : « Elle mérite plus de visibilité et plus de présence chez les collectionneur∙euse∙s internationaux∙ales. Parmi les plus visibles dans mon réseau international, Claire Tabouret, Neil Beloufa, Laure Prouvost, Pol Taburet et Jean-Marie Appriou me viennent à l’esprit spontanément, mais ça reste trop peu encore. »
Ce point de vue est partagé par Mamadou-Abou et Catherine Sarr, dont la collection d’art contemporain a commencé il y a 20 ans. Basé entre Chicago et Paris, le couple a à cœur de promouvoir la scène émergente. « On collectionne beaucoup les jeunes artistes français∙es dans un esprit de soutien et d’ouverture, afin de leur faire bénéficier des liens et du réseau qu’on a développés aux États-Unis. » Ce dernier est renforcé par leur présence au sein de comités de direction de musées (Art Institute of Chicago, Terra Foundation for American Art, The Andy Warhol Foundation for the Visual Arts). « Pour nous, l’accumulation n’a de valeur que si elle est partagée. On s’est donc posé la question de la pérennité de ce que l’on collectionne et de l’usage public que cela pourrait avoir. C’est pourquoi on a sponsorisé des expositions d’artistes dans des musées et que l’on s’est dit que la création d’un prix nous permettrait de pérenniser notre vision et d’offrir à la scène française une ouverture vers le monde. » Ainsi ont-il∙elle∙s créé, en 2021, le prix Sarr-Villa Albertine (assorti d’une dotation de 5 000 € et d’une résidence à Chicago dans le cadre de la Villa Albertine, institution culturelle française proposant un programme de résidences d’artistes aux États-Unis), destiné aux diplômé∙e∙s de l’École des beaux-arts de Paris. « Ce prix nous a permis de structurer le désir de pouvoir exporter la scène française. » En miroir, le couple aiguille les collectionneur∙euse∙s américain∙e∙s de passage à Paris, de plus en plus séduit∙e∙s par l’idée de découvrir l’émergence française.
Car « Paris se renouvelle et c’est une bonne chose », s’enthousiasme agnès b., l’œil toujours à l’affût de jeunes talents. Pionnière du soutien à l’émergence, d’abord à travers la galerie du jour, inaugurée en 1984, puis à travers La Fab., lieu d’exposition ouvert en 2020 et siège de son fonds de dotation qui abrite sa collection (7 000 œuvres), elle est aussi à l’initiative du prix des Amis des Beaux-Arts. « La jeune création me passionne depuis toujours », rappelle celle qui a été la première à exposer Martin Parr ou Nan Goldin. Son regard se porte aujourd’hui sur des jeunes peintres tels que Valentin Ranger, Enzo Certa, Bruno Gadenne ou Jean Claracq. Engagée depuis longtemps, sa collection permet aussi de tisser le fil d’une histoire de l’art contemporain entre générations.
À ce titre, la démarche de Laurent Dumas prend le même chemin, alors que les travaux de son futur centre d’art contemporain, dont l’ouverture est prévue en 2026, sont en cours sur l’île Seguin : « Un véritable projet de vie, militant, qui montrera les artistes de la scène contemporaine française toutes générations confondues » et correspondant à un mouvement de fond de la résurgence actuelle du paysage artistique français. « Aujourd’hui, on est à un moment clé de la renaissance du regard international sur ce qui se passe en France », conclut-il.