Il y a dix ans, à Paris, faisait irruption une troupe de danseuses qui allait marquer les esprits. Leur peau était rose bonbon ou vert mousse, d’une texture luisante ou écaillée. Dans l’espace d’exposition, elles se livraient à une chorégraphie endiablée : du pole dance. La discipline, acrobatique et lascive à la fois, déformait les corps jusqu’aux confins du grotesque. Ceux-ci, rendus méconnaissables, semblaient alors n’être composés que de jambes et de seins, formant des efflorescences charnues et proliférantes. Il s’agissait plus précisément de l’exposition « Pole Dance » d’Elsa Sahal à la Galerie Papillon, où l’artiste présentait pour la première fois l’une de ses séries iconiques.
Elsa Sahal y prolongeait son exploration conjointe de la céramique et du corps contemporain, bien décidée à renouveler les héritages qui pesaient sur l’un et sur l’autre. Les compositions aériennes, réalisées en grès émaillé, semblaient défier la gravité. Elles prenaient de l’altitude en s’enroulant autour d’une barre de fer et s’émancipaient alors du rapport traditionnel au socle. La prouesse technique, cependant, n’intéresse guère l’artiste. Pour faire vaciller les canons et les carcans, la diplômée des Beaux-Arts de Paris préfère s’armer d’érudition et d’humour. La terre, le corps mais aussi la soif de liberté sont au cœur de sa pratique, et ce depuis le début de sa carrière en 2000.
En 2012, Elsa Sahal réalise l’un de ses coups d’éclat. Elle installe une sculpture rose de plus de trois mètres de haut dans les bassins du jardin des Tuileries à Paris. De robustes piliers en grès, constellés de coquillages, sont surmontés d’une frêle paire de jambes. Celles-ci dévoilent un sexe féminin dont jaillit fièrement un jet d’eau. L’œuvre, sobrement titrée Fontaine, est un clin d’œil à l’urinoir de Marcel Duchamp qui porte le même titre. On y perçoit aussi un manifeste implicite : l’espace public appartient à tout le monde. Sept années plus tard, l’artiste présente une autre de ses fontaines roses à l’organicité excentrique, avec la Vénus polymathe jouissante (2019), installée dans le patio ombragé du centre d’art MO.CO Panacée à Montpellier.
Elsa Sahal a longtemps incarné le renouveau de la céramique de manière relativement isolée. Lorsque deux grandes expositions en France consacrent la place renouvelée du médium, l’artiste participe à l’une et à l’autre. En 2015-2016, « Céramix. De Rodin à Schütte » rassemble les œuvres d’une centaine d’artistes des 20e et 21e siècles au Musée Bonnefanten à Maastricht, à La maison rouge à Paris et à La cité de la céramique de Sèvres. Le parcours consacre des salles monographiques à certain·es artistes, dont Johan Creten, Klara Kristalova, Thomas Schütte et Elsa Sahal, qui présente sa série « Pole Dance ». En 2021-2022, « Les flammes. L’âge de la céramique » au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris dote cette exploration d’une portée anthropologique et remonte des origines de l’humanité à nos jours.
À présent, la consécration du médium est avérée. Au mois de mars, Elsa Sahal présente l’exposition « Pool Dance » à La Piscine à Roubaix, qui marque une nouvelle apparition de ses pole-danseuses. Le Musée d’art et d’industrie, niché dans l’écrin Art déco d’une ancienne piscine de 1932, les présente en résonnance avec l’exposition « Rodin / Bourdelle. Corps à corps ». Par une esthétique moderne du fragment et une recherche d’expressivité partagée, l’accent est mis sur un dialogue tout en torsions. Les amazones contorsionnistes d’Elsa Sahal ont beau n’avoir ni queue ni tête, elles incarnent déjà l’irrévérence extatique de notre époque turbulente.
Elsa Sahal est représentée par la Galerie Papillon (Paris), The Pill (Istanbul, Paris) et Nathalie Karg Gallery (New York).
« Pool Dance »
1er mars - 1er juin 2025
La Piscine – Musée d’art et d’industrie André-Diligent, Roubaix
Ingrid Luquet-Gad est une critique d’art et une doctorante basée à Paris. Elle enseigne la philosophie de l’art à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.
Image d'en-tête : Elsa Sahal, Trukula Baubo (detail), 2015. Photo : Denis Amon. Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de la Galerie Papillon. © ADAGP, Paris, 2025.
Publié le 18 février 2025.