Longtemps, elles n’ont été que l’ombre d’elles-mêmes. Dans nos mémoires, en tout cas. Mais depuis quelques années, les voici qui se révèlent enfin, dans leur richesse, leur complexité. Oui, les artistes femmes surréalistes méritent autant de lumière que leurs comparses masculins ! Non, elles n’étaient pas seulement muses et modèles. Leonor Fini (1907-1996), Leonora Carrington (1917-2011), Toyen (1902-1980) ou encore Remedios Varo (1908-1963), Kay Sage (1898-1963), Valentine Hugo (1887-1968)… La Biennale de Venise 2022 leur a enfin laissé la place, sous la houlette de Cecilia Alemani. « Le Lait des rêves », avait-elle intitulé son parcours, empruntant ces mots à Leonora Carrington. Cent ans après la naissance du mouvement initié par André Breton avec la publication du Manifeste du Surréalisme en 1924, les expositions hommage sont de rigueur, avec notamment « Histoire de ne pas rire. Le Surréalisme en Belgique » à Bozar Bruxelles, à partir du 21 février, suivie en septembre d’une présentation majeure au Centre Pompidou. Ce sont aujourd’hui nos contemporaines qui rappellent combien le lait que mentionnait Leonora Carrington les nourrit à leur tour et combien ces pionnières sont inspirantes. Une sororité parfois insoupçonnée…
C’est Marguerite Humeau (*1986) qui, invitée à la Biennale de Venise par Cecilia Alemani, s’est sentie « aussitôt appartenir à cette famille des femmes surréalistes ». Ses créatures relevant d’une mythologie de science-fiction en sont clairement les rejetons : elles évoquent autant cette conscience qu’exploraient Leonora Carrington ou Leonor Fini d’appartenir à un monde où tous les êtres sont interconnectés, qu’ils soient végétaux, minéraux, animaux, que les paysages métaphysiques de Kay Sage.
C’est Tacita Dean (*1965), conquise par la notion de hasard objectif théorisé par André Breton, qui aime à convoquer le souvenir de la photographe britannique Eileen Agar (1899-1991) et des roches qu’elle photographia en 1936 à Ploumanac’h, en Bretagne : des images ouvertes à la « légèreté, la gaieté et la ré-imagination », décrit celle qui collectionne elle aussi les minéraux et perpétue cette quête de la « mutation des formes ».
C’est Giulia Andreani (*1985), qui ne fait pas mystère de sa fascination pour Hannah Höch (1889-1978), artiste allemande reconnue pour ses collages aussi complexes qu’amusants. « Mon usage d’une unique couleur, le bleu de Payne, pourrait bien venir aussi de l’encre vieillissante, légèrement bleutée, de ses aquarelles et papiers encollés », dévoile-t-elle. « Résistante, féministe, bisexuelle, faisant face au machisme de ses homologues masculins, elle n’a cessé d’interroger les représentations de la féminité dans ses collages. »
Les champs artistiques explorés par les femmes surréalistes ouvrent ainsi des horizons infinis. Pour Ulla von Brandeburg (*1974), qui investit à la fois le cinéma, la performance ou la scénographie, ce terreau est des plus fertiles. Ses courts métrages noir et blanc ne sont-ils pas les enfants étranges de la réalisatrice française Germaine Dulac (1882-1942) ? Quant à ses chorégraphies, elle y ressuscite notamment le souvenir de la danseuse allemande Mary Wigman (1886-1973), qu’elle célèbre aussi dans des aquarelles. Il l’aide, à travers la danse, à « dire des choses sans passer par l’usage des mots. Les chorégraphes comme Mary Wigman, Gret Palucca ou Loïe Fuller n’œuvraient pas à l’encontre du corps, mais allaient dans le sens d’une pleine énergie et d’un mouvement naturel du corps ».
L’artiste Eva Koťátková (*1982) s’est tout autant nourrie de ces avant-gardes de la mise en scène. Mais elle est portée aussi par l’héritage du surréalisme tchèque tel que la peintre Toyen l’a façonné aux côtés de ses comparses Jindřich Štyrský (1899-1942) ou Vítězslav Nezval (1900-1958). Dans ses cabinets de curiosité, dans ses performances théâtrales se joue la libération des corps contre toutes les dominations : de l’administration, de la psychiatrie, de l’éducation. L’inconscient sort de sa cage.
Des femmes surréalistes comme modèles de résistance, à toutes les oppressions… C’est à ce titre qu’Hélène Delprat (*1957) s’est laissée habiter par le fantôme de Claude Cahun (1894-1954). Il y a 20 ans, elle a adopté sa coupe de cheveux radicale. « J'ai beaucoup fantasmé sur cette boule à zéro. En passant enfin à l’acte, j’ai découvert une personne que je ne connaissais pas et ça m’a donné plus d’assurance », explique celle qui aime à se cacher sous masques et avatars.
Elle raconte cette traversée du miroir et du siècle à sa façon, irrésistible et dérisoire, dans une série intitulée « Le jour où j’ai voulu être Claude Cahun ». Veste masculine, une main sur la hanche, la voici androgyne, renouant avec la tribu de son cœur, celle de La Castiglione (1837-1899), pionnière de la photographie, ou de Madame Yevonde (1893-1975), également photographe, qui, dans les années 1930, se grimait en déesses : la tribu de « celles qui osent regarder l’objectif bien en face, déclencheur en main. Sans souci de plaire… de se plaire. Celles qui n’ont pas peur d’être “vues”. Celles qui n’ont pas peur de “se voir”. On les prenait pour des harpies, forcément homosexuelles, agressives, moches évidemment et qui en plus se mêlaient de politique ! Mais violentes ou pas, activistes ou non, il fallait ça. Et “le travail” est loin d’être terminé, on le voit chaque jour… ».
Pour Myriam Mechita (*1974), c’est l’artiste suisse Meret Oppenheim (1913-1985) qui joue ce rôle d’ange gardien. Elle l’a découverte enfant, sur la couverture d’un journal. « C’était à sa mort, j’ai vu sa tasse en fourrure, et j’ai trouvé ça fou comme image. Une grande poésie. » Depuis cette révélation, la surréaliste suisse n’a cessé de l’accompagner. « J’aime cette élégance des matières, une élégance dans le désastre. Et aussi le côté binaire des sculptures, faites de très peu d’éléments. Un écureuil près d’une chope de bière, c’est drôle, touchant, sensible. Cette simplicité du dispositif n’existe pas dans la peinture surréaliste, qui me touche moins. » La capacité qu’avait Meret Oppenheim à coller, décaler, sans logique, la nourrit chaque jour. « Une poésie par morceaux, chaque morceau se collant à un autre. C’est un endroit de liberté, qui nous rend libres d’inventer des espaces, des formes. »
L’émergence de ses dessins à elle, Myriam Mechita la décrit à la façon d’une écriture automatique, « cette envie très surréaliste de laisser advenir, de ne pas contrôler les formes et le sens, quitte à ne pas comprendre moi-même ce que je suis en train de produire ». Si ce modèle lui est cher, c’est aussi par sa force de résilience : « Meret Oppenheim a cherché sa place et elle l’a trouvée, elle a su se décharger des hommes qui l’entouraient. » Elle n’était pas que le modèle de Man Ray (1890-1976), pas seulement l’une des épouses de Max Ernst (1891-1976). « Non, c’est une figure robuste, qui ne s’est pas laissée faire. Malgré de terribles dépressions, qui lui ont fait abandonner l’art pendant 18 ans, elle y est revenue. Cela me réconforte, comme si elle me chuchotait : “Il ne faut pas lâcher”. Et puis, le surréalisme n’est-il pas notre seule possibilité pour fuir notre monde si terrible ? C’est un espace de respiration, j’aime y retourner par vagues, quand j’ai besoin de douceur, de poésie, de tristesse. Un monde parallèle dans lequel on s’engouffre quand le monde réel perd pied. »
La jeune Neïla Czermak Ichti (*1996) partage ce même sentiment depuis qu’elle a découvert le travail de Remedios Varo : « Beaucoup pensent que ses toiles sont juste fantasmagoriques. Quand elle retranscrit ses sensations de rêve ou de secret, j’ai l’impression qu’elle nous restitue quelque chose qui nous appartient et qu’on avait oublié. Ses personnages plus ou moins anthropomorphes me rassurent, j’adore aussi ses architectures, ses tables magiques, avec ces éprouvettes, ces potions en préparation, remède contre on ne sait quoi. » Autre sœur en sorcellerie, Leonor Fini : Neïla Czermak Ichti s’est beaucoup nourrie de « ses moments suspendus dans le temps, de ses chimères dont on ne sait ce qu’elles font là, avec leurs couleurs pastel étrangement acides, presque fluorescentes. Avec ces femmes, j’ai appris que la beauté n’était pas la seule force libératrice. »