Quel est le lien entre la série de fantasy Game of Thrones, implantée dans un univers de légendes médiévales, et la dernière tournée de Mylène Farmer Nevermore, dont le décor ténébreux s’inspire d’une cathédrale gothique ? De quoi le succès planétaire du jeu de rôle de cape et d’épée « World of Warcraft » est-il le nom ? Force est de le constater : le monde médiéval, qu’il soit historique ou fantasmé, est bel et bien dans l’air du temps.
« Lorsque nous avions présenté “La Dame à la licorne – Médiévale et si contemporaine” en 2021-2022, beaucoup ont été surpris. Avec le recul, je pense que nous étions plutôt en avance ! », affirme Annabelle Ténèze, l’ancienne directrice des Abattoirs à Toulouse. « Pour moi, l’engouement actuel pour cette période est directement lié aux questionnements contemporains. Le Moyen Âge permet d’aller chercher un regard différent sur la nature et le vivant », analyse-t-elle. « Il y a ensuite une réflexion sur le travail artistique, avec l’artisanat ou les corporations. Cela concerne aussi la place des femmes, car à l’époque, les veuves pouvaient hériter des ateliers. » La conservatrice, aujourd’hui à la tête du Louvre-Lens, prépare le second volet de ses investigations avec « Gothiques » (titre provisoire), qui ouvrira en septembre. Cette fresque transhistorique étudiera l’un des premiers mouvements de la globalisation, avec comme moments clés le succès de l’architecture néo-gothique et sa persistance contre-culturelle.
Le Moyen Âge, autrefois perçu comme sombre, violent et barbare, s’est transformé en source d’inspiration féconde – comme le prouve avec éclat la grande diversité des pratiques contemporaines qui s’inspirent de cette ère de transition.
Chez Zuzanna Czebatul, la technique est directement politique. L’artiste polonaise basée à Berlin s’est fait connaître par ses sculptures effondrées, fragmentées, voire dégonflées. Celles-ci troublent l’iconologie du pouvoir hégémonique occidental, qu’il soit religieux, féodal, monarchique ou national. En 2023, la trentenaire initiait une nouvelle série d’œuvres autour de la tapisserie, un médium inédit pour celle qui s’était déjà essayée au marbre en trompe-l’œil antique. Pour son exposition « The Lunatic Fringe » à la galerie sans titre à Paris, en 2023, l’artiste présentait un ensemble d’œuvres murales en textile. Elle isolait ainsi un détail agrandi de tapisseries d’apparat datant du Moyen Âge au 17e siècle, à l’instar de drapés voluptueux d’où émergeait parfois un pied ou une chaussure. Zuzanna Czebatul y perçoit en effet un symbole de mobilité et de migration, traduisant combien la réception de ces emblèmes de pouvoir est sujette à réévaluation.
Laurent Grasso, lui, diffracte des atmosphères millénaristes où la fin semble proche. Soleils doubles, astres noirs et sphères de feu : les sens humains peinent à décoder les signaux paranormaux d’un univers devenu fou. Depuis les années 2000, l’artiste français créée des dispositifs mêlant peinture, vidéo, architecture, son, objets curieux ou peinture d’histoire. Ses réalités parallèles, qu’il désigne comme une « fausse mémoire historique », donnent accès à un univers suspendu où l’étonnement a pour envers la paranoïa. Depuis 2009, l’artiste cinquantenaire travaille à l’une de ses séries les plus célèbres, « Studies into the Past », des peintures à l’huile anachroniques où des scènes inspirées du haut Moyen Âge et de la Renaissance sont perturbées par des phénomènes météorologiques inexplicables. L’an passé, Laurent Grasso réalisait la première tapisserie de la série : une scène nocturne montrant deux chevaliers interdits face à l’irruption soudaine d’une masse opaque. L’œuvre est le fruit d’un labeur collectif virtuose, réalisée d’après un carton de l’artiste par les tapissiers de la Manufacture Robert Four à Aubusson.
L’imaginaire médiéval alimente aussi bien l’angoisse que les promesses de régénération face à l’incertain. Theodora Allen est, à cet égard, l’une des plus éminentes représentant∙e∙s d’un médiévalisme féérique et contemplatif. L’artiste, née en 1985 à Los Angeles, peint des compositions éthérées parsemées de lunes, de mauvaises herbes et de symboles héraldiques. Ses huiles sur lin diaphanes mettent en jeu une palette restreinte de tons bleus, gris et blancs, et rappellent les ciels étoilés des miniatures de manuscrits médievaux à l’instar des scènes paysannes du livre d’heures Les Très Riches Heures du duc de Berry. Pour nourrir son langage distinctif, l’artiste s’est constitué un panthéon personnel : l’enluminure rencontre Hilma af Klint, William Blake, le symbolisme ou le psychédélisme californien des années 1960. Theodora Allen le démontre : les contraires peuvent coexister et tout est amené à se régénérer.
En 2021, Thomas Golsenne et Clovis Maillet publiaient Un Moyen Âge émancipateur (éditions Même pas l’hiver), un ouvrage né de leurs observations menées dans les écoles d’art et de design francophones. L’historien de l’art et l’artiste-chercheur soulignaient également combien cet imaginaire est composite, plongeant dans le passé pour mieux éclairer l’avenir. Un tel syncrétisme joyeux se retrouve chez Kasper Bosmans, artiste polymathe dont l’univers folklorique est peuplé d’animaux fantastiques, de femmes à barbe et de saint·e·s drag queens. L’artiste combine différentes sources orales et traditions vernaculaires au sein de vastes panoramas d’une géométrie ludique. Il y a un an, le Belge né en 1990 investissait les espaces de la galerie Mendes Wood DM à Paris pour « Plums, Under Cover », la première introduction du public français à sa flamboyante contre-histoire queer, écologiste et antispéciste.
Fin mars, une autre exposition consacrée au médiévalisme ouvrira ses portes : « Berserk & Pyrrhia. Art contemporain et art médiéval », au Plateau à Paris et aux Réserves du Frac Île-de-France à Romainville. Mais face à un tel engouement, l’imaginaire médiéval peut-il perdurer au-delà de l’effet de mode ? L’artiste Cathy de Monchaux, elle, n’a jamais cessé d’explorer les sous-bois fantastiques et les drames gothiques. Dès les années 1980, la sculptrice britannique réalise ses premières œuvres d’une sensualité organique où le sexe, le danger et la mort célèbrent l’alliance des contraires en faisant fusionner velours, acier, rubans et boulons au sein de petits objets semblables à des reliques. La suite de sa production s’acheminera vers l’échelle monumentale et la saturation ornementale gothique, jusqu’aux actuelles variations de l’artiste autour du thème de la licorne. Ce motif merveilleux traduit l’inconscient d’une époque qui, selon l’historien Jacques Le Goff dans L’Imaginaire médiéval (Gallimard, 1985), a, plus que tout autre, su croire aux réalités cachées.
Zuzanna Czebatul est représentée par sans titre (Paris).
Laurent Grasso est représenté par Perrotin (Paris, Hong Kong, Londres, Los Angeles, New York, Séoul, Shanghai, Tokyo) et Sean Kelly (New York, Los Angeles).
Theodora Allen est représentée par Kasmin (New York).
Kasper Bosmans est représenté par Mendes Wood DM (São Paulo, Bruxelles, New York, Paris).
« Berserk & Pyrrhia. Art contemporain et art médiéval »
Frac Île-de-France Le Plateau (Paris) et Les Réserves (Romainville)
Du 22 mars au 25 juillet 2025
Ingrid Luquet-Gad est une critique d’art et une doctorante basée à Paris. Elle enseigne la philosophie de l’art à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.
Légende de l'image en pleine page : Laurent Grasso, Studies into the past (détail). Avec l’aimable autorisation de l’artiste et Perrotin. © ADAGP, Paris 2025.
Légende de la bannière vidéo : Laurent Grasso, Anima, 2022, film HR. Musique : Warren Elllis. Avec l'aimable autorisation de Laurent Grasso et de l'ADAGP, Paris, 2022.
Publié le 11 mars 2025.