En ce lundi ensoleillé d’avril, Christophe Leribault revient tout juste de Madrid, où se tenait l’assemblée générale de l’Association des résidences royales européennes (Arre), qu’il préside ; d’ici quelques heures, il évoquera avec ses équipes la foule de questions que soulève le château le plus connu du monde, dont il est à la tête : Versailles. Parlera-t-il écran de cheminée Louis XV, fontaines, opéra, tournages ? Ou de ce projet d’intelligence artificielle qui donne la parole aux statues ? Du futur campus dédié aux métiers d’art qui prend forme, peut-être ? « À chaque heure sa réunion », sourit-il. « Il y a pléthore de sujets, ce qui rend vraiment très spécifique la gestion d’un château-musée. »
En février 2024, Christophe Leribault est nommé à la présidence de l’établissement public du château, du musée et du domaine national de Versailles. Plus qu’un monument national, un monde ! Pour succéder à Catherine Pégard, il fallait trouver « le merle rare, à la fois incollable sur le Roi-Soleil et capable de piloter une machine de guerre de mille agents », soulignait Le Monde quand le conservateur dynamique de 60 ans a été choisi, alors qu’il dirigeait le musée d’Orsay depuis 2021. De Versailles, cet historien de l’art spécialiste du 18e siècle connaît désormais chaque recoin et s’est donné pour mission de le faire découvrir dans toute sa complexe richesse.
« Au-delà du château, nous avons un parc, et aussi le parc de Marly, deux énormes écuries avec des écoles et une académie équestre, un musée des carrosses, et un autre de sculptures et de moulages, sans oublier la salle du Jeu de paume en ville, qu’on vient d’ouvrir au public après restauration, et les deux Trianons, les serres et les orangeries, un club d’aviron, un hôtel grand luxe, et des dizaines et des dizaines de bâtiments. Ma tâche, c’est de coordonner les différents services qui gèrent chaque entité. » La mission le passionne, mais lui laisse peu de répit.
Jusqu’à présent, c’était un homme de musée : il est passé par Carnavalet, Delacroix, puis le Petit Palais, bel endormi qu’il a su réveiller. À Versailles, les enjeux sont tout autres. « L’accrochage est beaucoup plus contraint, on ne peut pas tout mettre sens dessus dessous. Et surtout, la question de la restauration du bâti est primordiale. » Dès son arrivée, il a été assailli de demandes sur tous les bâtiments fragilisés. À lui d’arbitrer les urgences. Première d’entre elle, la réfection des toitures du Grand Trianon, effectuée la dernière fois il y a plus de 60 ans. Autre priorité, le « remeublement » de cette résidence chérie par Louis XIV et son épouse secrète, Madame de Maintenon, dont tout le mobilier a été vendu aux enchères à la Révolution. Mais ce qui l’accapare avant tout, c’est un chantier « énorme et pas très glamour : la mise en conformité de l’électricité et du chauffage ». Initiée il y a 20 ans, elle relève du casse-tête dans ce mille-feuille d’histoire. « Pas évident de trouver du mécénat pour des centaines de kilomètres de canalisations et de câblages ! C’est très couteux, pour un résultat qui ne doit pas se voir. Mais si on ne fait rien, dans 20 ou 40 ans, tout pourrait disparaître. »
Après l’opéra (entre 2007 et 2009) et les appartements de la Reine (entre 2015 et 2019), le chantier va bientôt s’attaquer aux pièces maîtresses : appartement du roi, de Mesdames de Pompadour et du Barry (toutes deux influentes compagnes successives de Louis XV) et galerie des Glaces. « Le parcours va être impacté, mais on ne peut reporter sans cesse les travaux dans les salles les plus iconiques. À nous d’offrir aux visiteur∙euse∙s des alternatives. » Les nouvelles technologies en font partie : « Louis XIV imaginait Versailles comme un divertissement absolu, on n’est pas sur une fausse route en proposant des expériences en réalité virtuelle dans des lieux disparus, de la grotte de Thétys au labyrinthe. » Il ne craint pas de le clamer, ce domaine est « un spectacle total, qui ne se résume pas au lit de Marie-Antoinette et au bureau de Louis XV. Les feux d’artifice, les Grandes Eaux font partie de l’esprit, comme les dîners d’État ou les épreuves équestres des JO : un lieu qu’on doit rendre vivant pour tous les publics, qui les tienne en haleine ».
D’où son désir de réinventer et de diversifier la visite. « Nos 8 millions de visiteur∙euse∙s, étranger∙ère∙s à 80 %, doivent repartir avec des étoiles dans les yeux, à tout âge. Ne jamais sortir bredouilles, qu’ils aient réservé ou pas. Mais nous devons aussi inciter les Français∙e∙s et les Francilien∙ne∙s à venir et à revenir, car ce château a beaucoup à nous dire sur l’époque, au-delà de la seule galerie des Glaces. » Ainsi, pour célébrer les 150 ans de la Troisième République (1870-1940), Christophe Leribault a fait ouvrir la salle du Congrès et l’appartement du président du Congrès chaque week-end. « Je suis arrivé ici le jour de l’inscription de l’IVG dans la Constitution, j’ai vu Versailles fourmillant de député∙e∙s et de sénateur∙rice∙s, c’était très étonnant, et cela m’a donné cette idée. Une leçon d’éducation civique, à un moment où notre vie parlementaire s’avère complexe. »
Quant à l’art contemporain ? « C’est une vraie tradition à Versailles », reconnaît celui qui a ouvert le Petit Palais à Jean-Michel Othoniel et à Yan Pei-Ming, et Orsay à Peter Doig et à Nathanaëlle Herbelin. Il compte bien la poursuivre, sans pour autant « avoir une vedette chaque année. Il s’agit plutôt de trouver des artistes qui acceptent un dialogue nourri et original avec le lieu. » Guillaume Bresson inaugure cette promesse, « premier peintre contemporain au château », souligne Christophe Leribault. « Mon pari, c’est de confronter la violence dans les banlieues de ses toiles et la violence coloniale dépeinte par Horace Vernet dans les salles consacrées à la conquête d’Algérie. »
D’ordinaire, les immenses fresques guerrières de ces salles d’Afrique sont cachées derrière des panneaux pour accueillir les expositions temporaires, comme leurs voisines, les salles de Crimée et d’Italie. Voici un autre de ses objectifs : « Trouver de l’argent pour déplacer les expositions dans d’autres espaces, sans décors, en accès direct depuis la cour. » Cela permettrait à ces lieux, qui constituent le Musée de l’histoire de France voulu par Louis-Philippe en 1833, d’accueillir le public dans leur intégrité. « Avec les salles des Croisades et celles à recréer autrefois consacrées aux guerres d’Italie et de Crimée, elles composent un ensemble de grands décors certes malaimé, très connoté et problématique, mais qui peut être recontextualisé comme une plateforme sur l’histoire diplomatique et coloniale de ce partage du monde entre grandes puissances, source des grands conflits mondiaux. Les révéler et leur donner sens, cela me semble plus intéressant que de cacher les choses. »
Emmanuelle Lequeux est une auteure basée à Paris.
Publié le 29 avril 2025.
Légende de l'image d'en-tête : Christophe Leribault à Versailles, avril 2025. Photographie d'Inès Manai pour Art Basel.