Cerith Wyn Evans est un fervent admirateur du théâtre nô depuis plus de 30 ans. Il voyage régulièrement au Japon, où il assiste à des représentations de nô aussi souvent que possible, parfois même jusqu’à plusieurs fois par semaine. Le nô, une forme traditionnelle de théâtre japonais datant du 14e siècle, se caractérise par des mouvements lents et délibérés, une scénographie minimaliste et des masques réalisés avec un soin minutieux. Les interprètes de nô incarnent le plus souvent des fantômes qui se transforment en êtres surnaturels – à qui les mystérieux faciès, et les mouvements subtils et contrôlés des acteur·rice·s confèrent une présence éthérée.
Cerith Wyn Evans a puisé son inspiration dans cet art de la scène pour sa série de sculptures lumineuses « Neon Forms (after Noh) » (2015-2019). Ces dessins de lumière tridimensionnels et suspendus se composent de nœuds, boucles et autres lignes abstraites en néon blanc les faisant ressembler à une calligraphie extraterrestre indéchiffrable. Émettant une lueur proche de l’aura, ces œuvres semblent animées d’une vie intérieure.
Cerith Wyn Evans accroche souvent plusieurs pièces de cette série en grappes pour créer des mises en scène d’affects rayonnants. Chaque sculpture a une température de couleur de 6500 degrés Kelvins, une lumière blanche et froide équivalente à celle du jour en Europe du Nord et qui laisse une image mentale persistante. Les œuvres expriment une force vitale que l’artiste appelle « le gaz d’éclairage ». Ce terme, qui fait référence au titre de l’installation de Marcel Duchamp Étant donnés : 1° la chute d’eau, 2° le gaz d’éclairage… (1946-1966), Cerith Wyn Evans l’utilise pour désigner le gaz dans les ampoules néon. Les tubes en verre de ces ampoules contiennent un type spécifique de gaz extrait de l’atmosphère. Bien qu’inertes à l’origine, ces gaz commencent à produire de la lumière lorsqu’un courant électrique les traverse. Même lorsqu’un tube néon se brise, le gaz ne disparaît pas : il rejoint l’atmosphère tel un esprit attendant de prendre une nouvelle forme.
L’artiste a basé le design de ses œuvres de « Neon Forms (after Noh) » sur des diagrammes de « kata », les notations visuelles des gestes utilisées par les acteur·rice·s pour apprendre les mouvements hautement complexes et stylisés des performances de nô. En effet, dans ce théâtre, même les gestes les plus subtils et quasi indétectables, comme le mouvement d’un éventail, le retournement d’une manche de kimono ou le lever d’une main vers le visage, expriment des informations significatives sur les personnages et l’histoire. Lors d’une conversation récente avec l’artiste, celui-ci a déclaré : « Je me suis intéressé à la notion de choréologie, qui est l’art de transposer le mouvement en notation... Il y avait attirance impérieuse envers le système du diagramme qui a trouvé sa place dans la manière dont j’allais aborder ces œuvres. » Les diagrammes de kata fixent ces gestes déjà strictement codifiés en tableaux de notation, et Cerith Wyn Evans les traduit ensuite en sculptures tridimensionnelles. De cette manière, il distille le mouvement des corps des interprètes de nô pour les synthétiser avec les aspirations conceptuelles de son art.
Considérant son matériel source comme une partition musicale à rejouer, Cerith Wyn Evans explique : « Vous prenez ces gestes et vous les improvisez. Et vous n’oubliez jamais ce que dit Miles Davis à un musicien essayant d’interpréter une partition : “Jouez simplement ce qui n’est pas là.” Vous vous donnez alors la liberté de mettre les choses en mouvement. » À cette fin, il a réalisé ses dessins pour « Neon Forms (after Noh) » en utilisant des opérations vaguement inspirées de la technique de dodécaphonisme d’Arnold Schoenberg. Il est donc parti des diagrammes de kata originaux et les a pliés, étirés, compressés, inversés, retournés, et retournés encore et encore. Comme il le déclare : « Le même motif ou la même figure apparaît comme transformé, ce qui est exactement ce qui arrive au personnage central dans n’importe quelle pièce de nô. Il y a toujours une scène où ce qui semble être une chose se transforme en quelque chose d’autre. »
Dans ce processus, le langage inflexible des diagrammes de kata se décompose en lumière effervescente, prenant ainsi une nouvelle vie. Libérées de leur système originel, les pièces en néon exécutent, sans leurs interprètes, une danse sauvage et désincarnée.
Dans le cadre d’une exposition, les éléments de « Neon Forms (after Noh) » agissent non seulement de concert les uns avec les autres, mais aussi avec les visiteur·euse·s. Cerith Wyn Evans le formule ainsi : « Il y a cette importance que j’accorde à la primauté d’une interaction physique avec l’œuvre dans une même pièce, au fait qu’elle réponde alors d’une manière ou d’une autre à votre présence physique. » En effet, les photographies ne pourraient jamais saisir les sensations et l’intensité qui affectent directement les corps de ceux·celles qui visitent l’exposition. Ensemble, alors que ces sentiments s’accumulent et s’amplifient, les œuvres et les spectateur·rice·s vibrent ensemble, à mesure qu’il·elle·s s’imprègnent de l’esprit du théâtre nô.