Karim Aïnouz s’apprête à nouveau à apporter sa vision envoûtante au Festival de Cannes avec Motel Destino (2024), son septième long métrage de fiction – et le seul film latino-américain de la Sélection officielle cette année. Tourné sous le soleil aveuglant de la côte brésilienne du Ceará, Motel Destino revisite la fascination du cinéaste et artiste visuel pour l’oppression, le désir et les personnages charismatiques en marge de la société.

Né en 1966 à Fortaleza d’une mère brésilienne et d’un père algérien, Karim Aïnouz s’est installé à New York à la fin des années 1980 pour suivre le programme d’études cinématographiques de l’université de New York et a rapidement fait partie du mouvement du cinéma queer de la ville. Depuis, il a développé un corpus d’œuvres fascinantes, oscillant avec fluidité entre le documentaire expérimental et la fiction, le cinéma narratif et l’installation multimédia. L’exposition « BLAST! » qu’il a organisée au début de l'année à la daadgalerie de Berlin – elle présentait des projections de diapositives, des photographies, des films et divers objets collectés par l’artiste – offrait un voyage immersif dans son univers saturé de couleurs. Pourtant, quel que soit le genre ou le support, le travail de Karim Aïnouz vise toujours à donner une visibilité aux marginaux : la communauté gay, les Brésiliens noirs et les femmes des générations précédentes.

Son premier long métrage, Madame Satã (2002), d’une sensualité et d’une violence non dissimulées, raconte l’histoire vraie de João Francisco dos Santos, une drag queen noire exubérante et hors-la-loi, qui vivait à Rio de Janeiro dans les années 1930. En 2019, A Vida Invisível de Eurídice Gusmão (La Vie invisible d’Euridice Gusmão), réalisé cette même année et qui retrace la vie de deux sœurs luttant contre la répression patriarcale et les préjugés dans les années 1950, remporte le prestigieux prix Un certain regard au Festival de Cannes.

Après avoir terminé Firebrand (Le Jeu de la reine) en 2023 – son premier film en anglais, qui raconte l’histoire de Catherine Parr, la sixième et dernière épouse du roi Henri VIII, avec Alicia Vikander et Jude Law –, Karim Aïnouz est retourné dans son pays natal pour tourner le thriller érotique Motel Destino. Ce film très attendu est un film noir qui se déroule dans un motel au bord de la route et explore les complexités d’un triangle amoureux.

À l’approche de la première du film au Festival de Cannes, nous avons demandé à Karim Aïnouz de nous parler de quelques-unes de ses références culturelles.

Quel film vous a le plus marqué ?

Il y en a beaucoup, mais je dois mentionner Querelle [1982] de Rainer Werner Fassbinder. J’avais 19 ans quand je l’ai vu pour la première fois, un après-midi de semaine à São Paulo. Je trouvais que c’était un film magnifique, homoérotique et romantique. Je devenais adulte, j’essayais de comprendre qui j’étais et où j’allais. Je ne pouvais pas imaginer que les sentiments que j’éprouvais pouvaient exister dans le monde, qu’il y avait d’autres personnes comme moi : des gens qui aimaient le sexe, qui aimaient s’amuser, mais qui ressentaient aussi de la tristesse. En sortant du cinéma, j’ai senti que j’existais, que je n’étais pas seul. Sur le plan cinématographique, c’est un monde hautement fictif dépeint dans des couleurs éblouissantes, et c’était passionnant de voir quelqu’un oser créer un tel univers.

Quelle est votre chanson préférée ?

Chaque fois que j’écoute Melody of Love [1994] de Donna Summer, j’ai envie de pleurer et de danser en même temps. Je crois que c’est lié à ma relation avec la musique disco, qui a été si libératrice pour ma génération : c’est queer, c’est joyeux et c’est irrésistiblement dansant. C’est une chanson que j’adore.

Quel·le créateur·rice de mode admirez-vous le plus ?

Hussein Chalayan. Son travail transcende le simple vêtement : c’est comme si l’architecture était devenue une extension du corps humain. Les formes de ses créations sont toujours surprenantes. Ce qui m’intéresse dans la mode, c’est la façon dont la silhouette capture l’air du temps. Je n’oublierai jamais le défilé de Chalayan en 1998, au cours duquel il a fait défiler six femmes vêtues de burkas de différentes longueurs, dont l’une était entièrement nue et n’avait que le visage couvert : c’était tellement irrévérencieux et pourtant tellement beau. Le voir réussir en tant que professionnel homosexuel dans le monde de la mode occidentale, sans effacer ses origines et en gardant son propre nom, était très inspirant. Ses réalisations m’ont fait comprendre : « Ok, on peut y aller aussi ! » Cela signifiait beaucoup.

Pouvez-vous me parler d’un lieu qui vous tient à cœur ?

En 2019, je me suis rendu pour la première fois à Alger, le pays d’origine de mon père. J’y ai tourné le documentaire Marin des montagnes [2021]. Alger a des échos de la région où je suis né au Brésil tout en étant très différente. Il y a là un sentiment de familiarité que j’aime beaucoup. Dans les années 1960, l’Algérie était surnommée la « Mecque de la révolution », incarnant un moment incroyable de l’histoire où les gens rêvaient d’un avenir joyeux. Elle a servi de plaque tournante à tous les mouvements révolutionnaires et a accueilli le Festival culturel panafricain de 1969, qui a braqué les projecteurs sur la culture et les arts de tout le continent. Lorsque je me suis rendu dans ce pays, j’ai cherché des traces de cet esprit utopique jadis florissant, dont j’ai tellement envie, surtout au vu de l’état actuel du monde. Cependant, ces traces de positivité se sont estompées, éclipsées par un régime de plus en plus autocratique.

Quel livre vous a influencé ?

Les Damnés de la terre de Frantz Fanon [1961]. Fanon et mon grand-père paternel se connaissaient et cela m’a beaucoup inspiré. C’est un écrivain qui vous aide à déchiffrer le monde et à comprendre la place que vous y occupez. Ce livre a vraiment résonné en moi lorsque je suis allé à Alger, parce que j’ai reconnu les gens dont Fanon parlait et que ses écrits m’ont aidé à comprendre beaucoup d’expériences que j’ai vécues. Un passage important fait référence aux origines de la violence dans le contexte colonial. Cette référence, que j’utilise dans mon film Marin des montagnes, vous permet de comprendre un élément de toutes mes œuvres : l’indignation. Elle ne doit pas être comprise comme un mot toxique, mais comme un déclencheur d’action et de changement.

Crédits

Le 77e Festival de Cannes aura lieu du 14 au 25 mai 2024.

Euridice Arratia est une auteure et commissaire d’exposition basée à Paris.

Légendes des images en pleine page, de haut en bas : 1. Karim Aïnouz. © Karim Aïnouz. 2. Karim Aïnouz, La Vie invisible d’Eurídice Gusmão (image issue du film), 2019. Avec l’aimable autorisation de l’artiste. © Bruno Machado