Au sous-sol du Palais de Tokyo se trouvait, au printemps 2023, une porte jaune pâle encastrée dans une cimaise. À travers sa paroi close, on entendait des bruits de pas, de voix, de chariots à roulettes et autres sonneries de téléphone, tandis que des éclats de lumière bleue, verte et rouge émanant de sa vitre floue signalaient un remue-ménage hors-champ, dont personne n’aura pu rencontrer l’origine.

Aussi simple que surprenante, cette installation de Benoît Piéron (Le Rayon, 2023) présentée dans l’exposition collective « Exposé∙e∙s. D’après Ce que le sida m’a fait » recrée une expérience que l’artiste ne connaît que trop : celle vécue lors de ses nombreux séjours dans une chambre d’hôpital, à sentir l’activité de l’établissement sans pour autant pouvoir y participer. Aussi frustrante qu’elle puisse paraître, cette position liminaire convient pourtant à celui qui identifie la salle d’attente comme son « atelier idéal », au point d’en faire régulièrement le théâtre de ses installations.

Nommé pour le prix de la Fondation Pernod Ricard en 2023, Benoît Piéron aménageait déjà, dans son espace d’exposition, des plantes en pot surmontées d’une poche de perfusion, un paravent et carrousel à cartes postales afin de recréer l’ambiance si singulière du cabinet de médecin (Horizones, 2022). Un décor qui, à l’instar de l’œuvre de l’artiste au Palais de Tokyo, place le∙la spectateur∙rice dans une position intermédiaire inconfortable – ni complètement hors de l’action ni complètement dedans –, faisant du seuil et de la marge les places de choix pour déployer sa créativité.

Ces dernières années, le travail de Benoît Piéron connaît un succès grandissant : exposé lors de la première édition de la foire Paris+ par Art Basel par la galerie Sultana, puis l’année dernière à la Bourse de Commerce à Paris, il est aussi actuellement résident de la Collection Pinault à Lens, finaliste de l’édition 2022 du prix Carta Bianca, et a exposé à la Biennale de Liverpool et la Triennale de Dunkerque en 2023. Une riche actualité qui permet d’embrasser l’étendue de sa pratique pluridisciplinaire aussi généreuse que précise, dont l’expérience intime de la maladie en devient aujourd’hui l’épine dorsale.

Gare à ceux∙celles qui se méprendraient, toutefois, sur les ambitions de cette démarche entamée il y a près de vingt ans : selon ses propres mots, le travail de l’artiste « ne parle pas tant de la maladie que de la survivance ». Né dans les années 1980, atteint d’une méningite, Benoît Piéron souffre en outre d’une leucémie à l’âge de trois ans. Très tôt, l’hôpital devient une seconde maison, jusqu’à devenir plus familier que son propre foyer : le jeune homme s’habitue alors aux « voyages autour de sa chambre » – d’après le titre de l’ouvrage éponyme de Xavier de Maistre de 1794 qu’il aime citer –, exerçant quotidiennement son imagination dans ce cadre médical dont il ne peut s’échapper.

C’est ainsi que, dès la fin de ses études aux Beaux-arts de Paris, en 2008, la création d’environnements protecteurs devient l’un des fils rouges de sa pratique : inspiré par sa passion pour le paysage, ce lecteur assidu du Walden (1854) de Henry David Thoreau construit sa première cabane. Durant sa résidence à la Fondation d’entreprise Hermès, quelques années plus tard, le jeune homme puise dans les réserves de la maison, débordantes de tissus, pour coudre une tente et la monter sur un baldaquin en bobines de fils colorés (Le Lit, 2011).

L’ambition est claire : Benoît Piéron cherche à amener la richesse du monde extérieur dans son propre univers en combinant ces techniques et éléments domestiques. Il faudra pourtant attendre une quinzaine d’années de pratique pour que l’artiste, atteint d’un nouveau cancer et d’une myopathie, reconnaisse dans ces abris chaleureux les traces de son histoire médicale. Aux affections subies, le Parisien substitue alors ce qu’il baptise sa « maladie de compagnie », expression qui auréole son acceptation d’une qualité presque réconfortante.

Lucide mais néanmoins optimiste, Benoît Piéron travaille en effet à sortir du registre pathétique indéfectiblement lié à la maladie pour en révéler un versant plus lumineux. À commencer par sa palette de couleurs caractéristique, faite de jaunes pâles, bleus ciel, lilas et rose. « J’ai l’impression que ma chair est dans ces couleurs-là », ironise l’artiste, qui définit comme ses armoiries cet éventail pastel qu’il compose en patchwork sur des matelas, fauteuils et autres tentures. Mais derrière l’aspect enfantin et léger de ces assemblages colorés sommeille la réalité bien plus grave de leur matériau d’origine : des draps d’hôpital usés par les patient∙e∙s, parfois maculés par leur sang et leurs sécrétions. En les récupérant pour composer ses œuvres, l’artiste transporte ces tissus chargés d’histoire vers un avenir plus paisible, contrastant le climat souvent froid, voire inquiétant du monde de la santé par celui de l’amusement et de la célébration.

Au cours de l’été 2022, Benoît Piéron soulignait cette ambivalence en envahissant l’espace arlésien de la galerie Sultana de fanions, coussins et édredons – traces d’une soirée pyjama imaginaire ou du passage d’un∙e enfant malade entre les murs d’une clinique ? Depuis, il réalise des rubans, bâtons et balles de jonglage pour des performances qui mettront bientôt en scène gymnastes et majorettes.

Au-delà des couleurs, Benoît Piéron laisse de plus en plus les stigmates de son enfance s’immiscer dans ses œuvres : ici, des scoubidous sont tressés avec soin ; là, des cahiers de mots croisés sont remplis scrupuleusement, antidotes à l’ennui et à l’inertie de l’attente ; et, bien sûr, ces chauves-souris en peluche auxquelles Benoît Piéron a donné affectueusement le nom de Monique, en hommage à l’écrivaine Monique Wittig, qui sont l'un des leitmotivs de ses installations. Véritable objet transitionnel tel que le définissait le pédiatre et psychanalyste Donald Winnicott, cette mascotte lui rappelle les moments joyeux où, enfant, il jouait avec des marionnettes de petits vampires avec ses camarades de l’hôpital, et devient « comme une incarnation heureuse de la maladie ».

Contraint dès le plus jeune âge à accepter la fatalité, l’artiste développe ainsi, comme il le formule au commissaire d’exposition François Piron, une pratique « psychopompe » à l’image d’un « petit Styx de poche » dont il serait le Charon. Plutôt que la terrifiante destination de ce voyage, la mort s’y affirme comme une étape éclairante à accepter sereinement afin de mieux prendre conscience des affres du monde des vivant∙e∙s.

« Les morts sont des patron∙ne∙s avec lesquels on ne négocie pas. » Lorsqu’il prononce cette phrase avec une certaine solennité, l’artiste l’adresse notamment aux centaines d’enfants affecté∙e∙s par l’affaire du sang contaminé en France entre 1984 et 1985. Si Benoît Piéron a reçu lui aussi ces transfusions, il ne saurait aujourd’hui encore comprendre le hasard qui a condamné ses camarades tandis que le VIH l’a, lui, épargné. Hanté par ce sentiment d’injustice, le plasticien a, au fil des années, enrichi sa démarche d’un nouvel enjeu : embrasser la portée politique de son propre corps pour penser une poétique collective des corps alternatifs – quasi invisibles dans notre société, et encore davantage dans les œuvres d’art.

Tel que l’induit sa présence dans « Exposé∙e∙s » au Palais de Tokyo, le trentenaire s’inscrit dans le sillon de ses aîné∙e∙s chez qui maladie, dissidence et marginalité sont devenus moteurs pour écrire un nouveau langage artistique. Dans le rouge à lèvres fabriqué à partir de son sang (Le Rouge à Lèvres, 2015), on peut voir les réminiscences du boudin réalisé par Michel Journiac avec le sien en 1969. Dans son goût pour les parois – portes, draps, paravents –, celles des rideaux de Felix Gonzalez-Torres, transitions vers une nouvelle grille de lecture du monde, tandis que la présence récurrente des plantes dans ses œuvres fait directement écho au fameux jardin de Derek Jarman sur la côte est anglaise.

À leur image, Benoît Piéron se pense comme un « agent pathogène de l’art », prêt à contaminer jusqu’à son organisation et son économie. Au profit dune pratique fondée sur lautosuffisance, il refuse toutes les subventions de l’État auxquelles il a droit. En préparation de ses expositions, il invite les commissaires et institutions à intégrer la part d’imprévu qu’impose sa condition et à la prendre en compte dans leur ligne budgétaire.

Si, récemment, il prévoyait de réaliser un film pornographique à lhôpital pour montrer la sexualité des invalides, l’artiste envisage désormais d’aborder dans ses œuvres les sujets encore tabous des violences policières et de la culture du viol – autant de projets qui convergent vers un même dessein : ériger la fragilité des corps comme un outil indispensable de résistance aux violences du monde, d’autant plus puissante lorsque celle-ci se fait avec joie et flamboyance. Car chez Benoît Piéron, même les piluliers ont des paillettes.

Crédits

Benoît Piéron est représenté par Sultana (Paris, Arles).

Benoît Piéron
« Poudre de riz »
Sultana, Paris
Du 2 mars au 20 avril 2024

Journaliste et critique d’art, Matthieu Jacquet écrit sur l’art et la mode pour Numéro et Numéro art.

Photographies et vidéos d'Aude Carleton pour Paris+ par Art Basel, prises à la résidence d'artistes de la Pinault Collection à Lens.

Publication originale le 26 mai 2023. Republication le 1er mars 2024.