« J’ai découvert l’art grâce à mon frère aîné, un marchand spécialisé dans le mouvement Cobra, qui travaillait avec des artistes comme Karel Appel, Corneille et Asger Jorn. Mais ce n’est que durant mes années d’études que l’art contemporain a réellement commencé à me passionner grâce à Jan Hoet, le légendaire directeur du S.M.A.K., le Musée d’Art Contemporain de Gand. En 1986, Hoet a organisé “Chambres d’Amis”, une exposition révolutionnaire où cinquante habitant·e·s de Gand ont ouvert leurs maisons à des artistes de renommée internationale, où iels avaient créé des œuvres in situ. Bruce Nauman, Juan Muñoz, Daniel Buren, Sol LeWitt... La liste était remarquable. Dans notre maison, nous avons accueilli une installation de Günter Förg, et pendant trois mois extraordinaires, le monde de l’art est venu à notre porte. Ce fut une expérience profonde qui a tout changé.
« À partir de ce moment, ma passion pour l’art contemporain est devenue insatiable. J’ai commencé à collectionner, ignorant que collectionner est une sorte d’obsession – elle ne fait que s’intensifier avec le temps. Malgré mes engagements professionnels, je passais chaque moment libre à visiter des galeries, des foires d’art et des expositions. J’avais toujours fait partie d’une culture qui valorisait l’innovation, donc cette curiosité me semblait naturelle. Jan Hoet est devenu plus qu’un professeur ; il était un mentor et un ami proche. Il m’a transmis des enseignements précieux, à commencer par : "Tu dois connaître l’ABC de l’art." Il me rappelait souvent : "Comment peux-tu juger un·e artiste si tu ne comprends pas le contexte, l’histoire, ce qui est venu avant ?" Il m’a appris à vraiment regarder – à m’engager avec l’œuvre physiquement et émotionnellement. Aujourd’hui, je ne peux toujours pas acheter une œuvre d’art en ligne ; j’ai besoin de me tenir devant elle, de l’absorber, de sentir sa présence. Quand j’ai commencé à collectionner régulièrement, il m’invitait au musée après les heures d’ouverture pour lui montrer mes dernières acquisitions. Il les accrochait entre deux chefs-d’œuvre – d’artistes comme Marcel Broodthaers et Joseph Beuys, par exemple – pour voir si elles pouvaient soutenir la comparaison. Ces moments ont été formateurs, m’apprenant à faire confiance à mes instincts mais aussi à reconnaître les subtilités et la richesse d’une œuvre. Tout n’a pas besoin d’être complètement compris ; les meilleures œuvres possèdent de nombreuses strates, qui se révèlent avec le temps.
« Au fil des années, mon approche de la collection a évolué. Ce qui a commencé comme une impulsion intuitive est devenu plus mesuré, plus intentionnel, plus concentré. Je suis attiré par les artistes qui explorent la condition humaine – l’amour, la violence, la vulnérabilité, la passion. Bruce Nauman et Thomas Schütte ont joué un rôle fondamental dans ce processus. Tous deux explorent la condition humaine avec une curiosité inlassable et une liberté radicale. Tous deux repoussent les limites, défient la·le spectateur·rice et s’expriment à travers divers médiums – vidéo, sculpture, dessin, néon dans le cas de Bruce Nauman, et pour Thomas Schütte, sculpture aux côtés de certaines des aquarelles les plus saisissantes que j’ai vues. Leur travail est provocateur, mais souvent teinté d’humour et d’ironie. Ils sont tout simplement des artistes. Franz West est une autre figure clé de ma collection. Ses sculptures, comme ses "Onkel-Stuhl (Uncle Chair)", invitent les spectateur·rice·s à interagir et à devenir partie intégrante de l’œuvre d’art. Cette même relation interactive entre l’art et le public est quelque chose que j’admire également chez Jason Rhoades.
« Quand je collectionne le travail d’un artiste, j’ai tendance à entrer en profondeur dans sa pratique. Récemment, j’ai acquis une pièce puissante de Rashid Johnson. Bien qu’elle explore l’anxiété, elle est nourrie de récits personnels et historiques. La capacité de Rashid Johnson à naviguer si facilement entre la peinture, la photographie et le film me fascine. Danh Vo est un autre artiste que je suis de près, ainsi que Tracey Emin et Wolfgang Tillmans. J’ai par ailleurs toujours été particulièrement captivé par le dessin – ce médium ouvre une fenêtre intime sur le cheminement intellectuel d’un artiste. Francis Alÿs, avec son approche poétique à travers le dessin, la peinture et la vidéo, résonne profondément en moi. Il en va de même pour les œuvres hantées de Robert Gober et, plus récemment, les paysages méditatifs de Lucas Arruda.
« Bien que l’art contemporain soit au cœur de mes passions, je suis également captivé par la beauté sous toutes ses formes – design, architecture, musique, vin, et même automobiles - par exemple, des voitures iconiques comme la Ferrari F40 et F50, ou la Mercedes 300SL Roadster font partie de ma collection. Le Bauhaus nous a enseigné que l’art peut être fonctionnel, mais je crois aussi que la fonction peut transcender l’utilité et devenir un art en elle-même. Pendant la pandémie, je me suis senti obligé de créer un espace où tous ces mondes pourraient se rejoindre, où l’art pourrait exister aux côtés du design, de la musique et de l’architecture. Le résultat est N.E.S.T., un acronyme pour Nurture, Enable, Share, et Transmit [Nourrir, Permettre, Partager et Transmettre]. C’est plus qu’une collection ; c’est un incubateur pour la créativité. Un lieu pour les jeunes artistes, musicien·ne·s et penseur·seuse·s pour collaborer, s’inspirer, créer. Avec l’aide de l’architecte Olivier Dwek, N.E.S.T. est devenu un sanctuaire où les disciplines convergent. Par exemple, j’ai placé des interventions architecturales de Tadashi Kawamata, des œuvres lumineuses d’Ólafur Eliasson et des œuvres en verre de Ritsue Mishima aux côtés de pièces de Jean Prouvé, Charlotte Perriand, Le Corbusier, Jean Royère et Martin Szekely.
« L’interaction entre ces objets et l’art crée un dialogue puissant, où chacun sublime l’autre, transcendant les catégories conventionnelles. J’ai également inclus une cave à vin et un espace pour des concerts avec un piano de concert spécial Steinway & Sons Spirio | r. Quand l’art, le design, la musique et l’architecture se rejoignent en parfaite harmonie, la réponse émotionnelle est extraordinaire. Cela devient une expérience sensorielle complète – intime, puissante et transformatrice. À travers N.E.S.T., je veux soutenir les jeunes créateur·rice·s – artistes, musicien·ne·s, penseur·seuse·s – en leur offrant un espace de création collaboratif et inspirant. Tout comme Jan Hoet m’a nourri, j’espère maintenant transmettre cet esprit. C’est ma façon d’investir dans l’avenir. »
Florence Derieux est une historienne de l’art et commissaire d’exposition.
Publié le 14 avril 2025.
Légende pour image d'en-tête : Le bureau de Paul Thiers à N.E.S.T, à Eke, en Belgique. Photographie de Senne Van der Ven & Eefje De Coninck pour Art Basel.