Construit au milieu du 18e siècle, le Grand Chalet de Rossinière, avec ses 113 fenêtres et son environnement pittoresque, évoque au moins deux des principales caractéristiques de la Suisse : la production de fromage - pour laquelle il a été construit - et le charme alpin. Comme j’ai pris tôt le train qui monte dans la région du Pays-d’Enhaut depuis le lac Léman et continue vers les montagnes bernoises, j’ai le temps, avant de m’y rendre, d’apprécier d’autres perles patrimoniales du village. Je vais aussi dans l’ancienne chapelle regarder quelques courts métrages sur ce bien culturel classé d’importance nationale, mais surtout sur celui qui y vécut de 1977 à sa mort, en 2001, le peintre Balthus.
Parmi les images filmées lors des dernières années de sa vie, une fête d’anniversaire croisant les 88 ans de cet homme né le 29 février 1908 et les 22 ans de sa fille Harumi, des visiteur∙euse∙s connu∙e∙s (le musicien Bono, l’acteur Tony Curtis…) et des conversations où le peintre évoque certains de ses maîtres (Pierre Bonnard, Piero della Francesca), de ses ami∙e∙s (Antonin Artaud, Albert Camus) ou encore le premier tableau qui lui a valu une réputation controversée, La Leçon de guitare (1934). Je quitte la chapelle pour me diriger vers la grande et belle bâtisse, ou je suis accueillie par Setsuko Klossowska de Rola, artiste et veuve de Balthus.
Elle m’a ouvert les portes de sa maison, qui est aussi celle de sa fille Harumi, de son gendre, le photographe Benoît Peverelli, et de ses deux petits-enfants. L’un des fils de Balthus et d’Antoinette de Watteville, Thadée Klossowski de Rola, y vit également. En 1976, c’est aussi en y buvant le thé que Setsuko et Balthus ont partagé un même élan pour le Grand Chalet. Transformé en pension depuis plus d’un siècle, celui-ci, avec ses rares commodités, n’était plus aux normes de l’époque. Son propriétaire souhaitait le vendre. Le couple avait déjà acquis le castello de Montecalvello, entre Florence et Rome, où le peintre dirigeait la Villa Médicis depuis 1961. Le sirocco réveillait parfois le paludisme contracté par Balthus pendant son service militaire au Maroc, et le médecin avait conseillé la Suisse. Setsuko retrouvait au Grand Chalet le bois des maisons de son enfance japonaise. Le galeriste Pierre Matisse avancera l’argent. « Je vais travailler », aurait simplement dit Balthus.
Il installera son atelier en face, dans le garage de l’hôtel. Il est possible, durant les mois d’été, de voir, derrière les fenêtres, les dizaines de pinceaux, de tubes et de poudres de couleur restés en place. J’ai eu le privilège de m’approcher du vieux fauteuil, des mégots grignotés par une souris, de regarder les araignées filer leur toile le long des hautes fenêtres. Balthus ne peignait qu’à la lumière naturelle, dans cette pièce que Setsuko perturbe le moins possible, toujours émue d’y retrouver son souffle. En janvier 2001, elle avait organisé son retour à la maison depuis l’hôpital. Le peintre avait souhaité aller dans son atelier. Il y restera trois heures avec son épouse et sa fille avant de s’aliter et de tomber dans un bref coma, mourant le lendemain.
À qui regarde sa façade, le Grand Chalet rappelle que la mort « naît avec lui », que son « orgueil est ridicule et vain » ; « Les vers s’engraisseront dessus ta chair pourrie. » Les mots, terribles, sont gravés le long d’une frise au-dessus des fenêtres du rez-de-chaussée. Plus haut, on trouve le nom de Jean-David Henchoz, paysan et notable qui eut besoin, pour affiner ses meules de fromage, de caves immenses dont son chalet suivra les proportions. Il est décédé en 1758, deux ans après l’achèvement du bâtiment.
Aujourd’hui, le Grand Chalet est une demeure vivante, restaurée dans le respect de son histoire. Ses habitant∙e∙s y sont tou∙te∙s des créateur∙rice∙s. Harumi travaille ses sculptures et ses bijoux animaliers en contrebas, dans l’ancien petit chalet d’une société de tir. D’un côté du salon où nous buvions le thé, la salle à manger a été arrangée dans la chambre qui fut occupée par Victor Hugo. De l’autre, Setsuko a son atelier de peintre, où naissent des natures mortes délicates, mais où elle ne parvient pas à achever un grand portrait de Balthus au regard dur. « C’est comme cela qu’il regardait ses toiles, alors qu’avec le pinceau, il les approchait comme la peau d’un bébé. »
Setsuko travaille ses céramiques à Paris, mais elle me montre quelques-uns de ses arbres blancs au tronc fort dans les sous-sols. La galerie Gagosian, qui prépare un catalogue raisonné de Balthus, la représente également. À coté, la vaste pièce construite pour les fromages a servi de salle à manger à la pension avant d’accueillir quelques spectacles et des expositions jusque dans les années 2000. Aujourd’hui, elle sert de salle de jeu et de musique aux enfants.