« Excusez-moi, c’est le régisseur ! On a encore deux ou trois œuvres à accrocher ! » Isabelle Maeght allume une cigarette, valide d’un signe de tête le bouquet que lui présente le fleuriste et confirme à son interlocuteur qu’il peut bien placer le tableau « à côté du Braque, mais au centre ».
D’ici quelques heures, la Fondation Maeght, créée par ses grands-parents, Aimé et Marguerite Maeght, accueille une soirée symbolique : cette année, le célèbre musée de Saint-Paul-de-Vence – un village situé à quelques kilomètres de Nice – fête ses 60 ans et inaugure une extension qui a permis la création de trois nouveaux espaces d’exposition.
Isabelle Maeght, 68 ans, directrice de la galerie Maeght à Paris et membre du conseil d’administration de la Fondation, règle donc les derniers détails. Ici, tout le monde met la main à la pâte. « On a tous 15 casquettes ! Nous accueillons 150 000 visiteurs par an, mais nous ne sommes qu’une équipe de 12 personnes », explique Isabelle Maeght, qui raconte avoir fait « tous les métiers ici », de barmaid à caissière, en passant par libraire et secrétaire.
Créée en 1964, la Fondation Maeght est la toute première fondation d’art moderne et contemporain privée en France ; elle compte plus de 13 000 références dans ses collections. Dès l’entrée dans le parc entouré de pins, le·la visiteur·euse peut reconnaître une œuvre d’Alexander Calder. La couleur noire des sculptures en bronze tranche avec l’ocre et le blanc des murs. Le soleil et le son des cigales contribuent à créer un cadre absolument hors du commun.
L’histoire de la Fondation est celle d’une amitié entre une famille et des artistes. Dans les années 1950, les galeristes parisiens Aimé et Marguerite Maeght souhaitent créer, dans le sud de la France, où ils passent déjà leurs vacances, un lieu de rencontre artistique, une sorte d’atelier collaboratif. Le peintre Georges Braque et l’écrivain André Malraux, alors ministre d'État chargé des Affaires culturelles, les y encourage. Leurs amis artistes viennent à la rescousse : Alexander Calder, Marc Chagall, Alberto Giacometti, Joan Miró, ou encore Raoul Ubac participent tous à la conception du bâtiment et des jardins.
Aimé Maeght, ami de Chagall, de Giacometti et de Matisse
L’architecture est l’œuvre de l'architecte catalan Josep Lluís Sert, qui a aussi conçu l’atelier de Miró sur l’île de Majorque. Le bâtiment est entouré d’espaces extérieurs comme la cour Giacometti. Celle-ci abrite des sculptures créées pour l’occasion, telles que Homme qui marche I et II (1960), Femme debout I (1960) et II (1959-1960) et la Grande tête (1960), ainsi que le Labyrinthe Miró (1961-1981), un ensemble de 250 sculptures et de céramiques de Joan Miró pensées pour la Fondation et installées le long d’une promenade. Marc Chagall réalise Les Amoureux (1963-1965), une mosaïque intégrée à l’un des murs extérieurs de la librairie. Enfin, dans le café, le mobilier – toujours en place aujourd’hui – est l’œuvre de Diego Giacometti, le frère d’Alberto.
« La relation quasi fusionnelle de cette famille avec l’art est une richesse que nous n’avons pas dans une institution classique », analyse le directeur des lieux, Nicolas Gitton. « Giacometti faisait sauter Isabelle sur ses genoux ! » Ces liens ont perduré avec les générations. « L’amitié entre nos familles facilite le dialogue. Nous n’avons pas les mêmes rapports que d’autres musées aux artistes et aux héritiers d’artistes », renchérit Isabelle Maeght. Elle évoque une exposition du sculpteur espagnol Eduardo Chillida créée avec la complicité de son fils, « l’une des plus puissantes qu’on n’ait jamais faite ».
L’amitié des époux Maeght avec les artistes n’a pas uniquement facilité le travail de création. « Elle a [aussi] permis l’édition d’œuvres littéraires », complète Marie-Thérèse Pulvénis de Séligny, la commissaire de la toute nouvelle exposition de la Fondation, « Amitiés, Bonnard-Matisse », qui se tient jusqu’au 6 octobre prochain. Au fil de cette présentation, où se mêlent des œuvres des deux peintres français, leur correspondance avec la famille Maeght, ainsi que des photos de leurs ateliers, les visiteur·euse·s pourront découvrir un numéro de la revue Pierre à Feu éditée par Adrien Maeght, dont les 17 illustrations ont été conçues par Matisse et dont les textes sont de Louis Aragon, de Thérèse Aubray, de Roger Caillois ou de René Char.
« Aimé Maeght étant éditeur, il avait la possibilité d’éditer des poètes illustrés par des artistes. Il avait créé une revue littéraire qui a accompagné la galerie », explique Marie-Thérèse Pulvénis de Séligny. Un peu plus loin dans l’exposition, on découvre les images vidéo de Henri Matisse dessinant Marguerite Maeght, filmées par Adrien Maeght, son fils. L’intimité entre le peintre et la galeriste est flagrante et elle donne, comme à tous les accrochages de la Fondation, une sensibilité unique.
Une extension pour la collection permanente
Forte de son lien avec le passé, la Fondation Maeght veut également penser à l’avenir. Première étape : agrandir les lieux sans les dénaturer.
L’architecte Silvio d’Ascia a donc conçu une extension souterraine en extrayant 4 000 m3 de terre et en créant un niveau supplémentaire sous le bâtiment. Les travaux ont permis de créer 500 m2 d’espaces destinés à la collection permanente et éclairés grâce à d’immenses baies vitrées. Au centre de la pièce flotte un mobile de Calder. Sur les murs, des tableaux de Georges Braque, de Marco Del Re ou de Vassily Kandinsky. « Nous allons pouvoir faire toutes les présentations dont on rêve depuis plusieurs années, avec l’assurance qu’il y aura toujours l’exposition permanente et les œuvres plébiscitées par le public ; tout le monde sera content », résume Nicolas Gitton.
Cet été, l’extension sera fêtée par un concert du rockeur Pete Doherty et des performances de danse du duo d’artistes américains Gerard & Kelly. Isabelle Maeght évoque également des projections, des dîners, des lectures faites par des comédien·ne·s : « On essaye de créer des moments que les gens n’attendent pas. » Elle est ravie : « À 60 ans, la Fondation n’a jamais été aussi jeune ! »