Du lac Léman au lac Majeur en passant par le lac des Quatre-Cantons : les pittoresques plans d’eau de la Suisse font autant partie de son ADN que les montagnes. Nombre d’artistes ont trouvé dans les lacs suisses un motif fascinant, le plus célèbre d’entre eux·elles étant Ferdinand Hodler (1853-1918), qui les a esquissés, dessinés et peints sans relâche. Ferdinand Hodler concevait les paysages comme des personnages doués d’émotions et d’esprit à part entière. Dans son sillage, plusieurs artistes contemporain·e·s ont cherché, chacun·e à sa manière, à saisir l’essence des lacs suisses.
Dans les peintures d’Andriu Deplazes (né en 1993), le lac en tant qu’élément pictural revient souvent dans ses paysages oniriques, qui semblent osciller entre enfermement et ouverture. Dans Kletternde (2020), une rive divise le tableau horizontalement. Au premier plan, quelques rochers affleurent, servant de base à un seul arbre aux fleurs roses, sur lequel une silhouette solitaire semble s’efforcer de grimper. Si la figure humaine est représentée au milieu de la nature, elle en apparaît curieusement détachée – un concept clé dans l’œuvre de l’artiste. Grâce à sa composition méticuleuse et à son utilisation captivante de la couleur, même un lac de montagne acquiert une qualité symbolique, évoquant un sentiment de nostalgie pour un lieu qui se tient tout juste hors de portée.
Pour le peintre Thomas Huber (né en 1955), le lac devient un lieu de retour aux sources. « Lago Maggiore », le titre de son exposition personnelle au MASI Lugano qui s’est tenue en début d’année, a marqué un tournant dans son travail. Les plus grandes toiles exposées sont débarrassées des éléments architecturaux qui définissaient ses œuvres antérieures. L’une d’elles, intitulée Am Abend (2023) et réalisée dans un format panoramique de 3 mètres de long, offre une expérience presque immersive du lac au crépuscule. Montrée d’un point de vue en hauteur, l’étendue d’eau est encadrée de collines fortement stylisées et de formes rondes évoquant des arbres. Les silhouettes des bâtiments et les lumières scintillantes sur les rives induisent une certaine contemporanéité, tandis que le motif de la vue sur le lac est exécuté avec une perfection épurée qui exprime l’intemporalité. De retour dans la région frontalière entre la Suisse et l’Italie après avoir passé plusieurs dizaines d’années à Berlin, Thomas Huber fait preuve d’une dévotion et d’une observation minutieuse du paysage local qui répond à un besoin universel de se sentir ancré∙e et chez soi quelque part dans le monde.
Leiko Ikemura (née en 1951) a été saluée pour avoir insufflé la philosophie japonaise dans les traditions picturales européennes. L’artiste pluridisciplinaire, qui a grandi au Japon et a passé du temps en Espagne, en Suisse et en Allemagne, a déclaré que certains paysages suisses, « tels les montagnes et les lacs », étaient profondément ancrés dans son esprit. Le panneau de format moyen Mountain Lake (2010-2011) montre un paysage sur le point de se dissoudre dans l’abstraction. Le lac a pratiquement disparu – seule une fine ligne bleue en délimite le bord. Dans le récit de Leiko Ikemura, le paysage devient un portail qui permet aux regardeur·euse·s de communier avec la nature. L’artiste a déclaré qu’elle considérait les lacs comme des paysages universels, « une sorte de prototype ». À sa manière, ce point de vue s’inscrit peut-être dans la lignée la plus directe de Ferdinand Hodler et de sa recherche de l’essentiel.
L’approche de Jean-Frédéric Schnyder (né en 1945) en matière de peinture de lacs est bien plus pragmatique. L’artiste a fait preuve d’un appétit insatiable pour des motifs et des styles toujours différents, représentant tour à tour des clowns, des autoroutes et des viaducs, Dritchi, le chien tibétain de la famille, ou encore des paysages avec des croix sommitales d’un rose éclatant. En 1996, il a peint 163 fois le coucher de soleil sur le lac de Zoug, en Suisse centrale, en parcourant à vélo la courte distance qui le séparait de son domicile pour trouver la vue la plus appropriée et en utilisant le peu de temps qui lui restait avant que le soleil ne disparaisse derrière l’horizon pour terminer ses peintures de petit format en plein air. Toutes les œuvres de la série observent la même forme basique en croix, les deux moitiés horizontales étant réservées au ciel et à l’eau, et le soleil étant placé verticalement, au centre. Toute variation perceptible est due à la lumière et aux conditions météorologiques – ou à l’apparition occasionnelle d’un cygne. L’artiste ne recherche pas une transfiguration mythique. Sa technique est souvent plate et intentionnellement naïve, amateure, mal exécutée ou approximative. C’est un peu comme si le peintre nous disait : « Je n’essaie pas de rendre cela beau, et je n’y peux rien si vous le voyez ainsi. » Jean-Frédéric Schnyder applique le même principe à tous les motifs qu’il représente, adoptant une logique non hiérarchique qui oblige le·la regardeur·euse à considérer ses œuvres avec une certaine distance froide typiquement suisse.
Le Léman est une source d’inspiration constante pour Caroline Bachmann (née en 1963), qui vit et travaille à Cully, un charmant village médiéval situé sur ses rives. Sa pratique, qui est de peindre la vue depuis sa maison, a été racontée dans les moindres détails, lui conférant la qualité d’un mythe associé aux grands noms de l’art. Le rituel quotidien, qui, dit-on, a lieu de nuit ou au petit matin, consiste pour l’artiste à s’asseoir pour esquisser le lac tel qu’il apparaît à ce moment précis, en notant l’éclairage et les conditions météorologiques, et en ajoutant des informations sur les couleurs, les nuages, les vagues ou tout ce qui lui passe par la tête. Dans Risée croissant de lune (2021), l’acte de contemplation se manifeste sous la forme de l’éclat à peine visible d’une nouvelle lune montante, tandis que les vestiges de la lumière du jour disparaissent derrière une chaîne de montagnes obscurcie. Pour Caroline Bachmann, le lac est une source de restauration, un contenant pour les vibrations, un théâtre de la matière, et il lui offre l’inspiration sur un plateau d’argent. Elle traite chaque élément des scènes qu’elle peint comme s’il s’agissait des personnages qui les animent.
Enfin, Roman Signer (né en 1938), qui n’est vraiment pas un peintre, a trouvé un moyen ingénieux d’ajouter à son œuvre sa propre version d’une vue sur un lac avec l’installation permanente Seesicht (2015), spécifique au site. Placée en évidence directement sur la promenade des rives du lac de Zoug, la sculpture architecturale en acier consiste en un escalier menant bien en dessous du niveau de l’eau et offrant une vue inhabituelle du lac à travers une immense vitre. Selon le jour, on peut voir des poissons nager à proximité ou les rayons de soleil pénétrer la surface de l’eau. Cet observatoire artistique quasi naturel correspond aux intérêts fondamentaux de l’artiste, qui s’intéresse aux éléments physiques en mouvement. Pour Roman Signer, le lac est moins un élément à regarder qu’une force de la nature à expérimenter.
Il est intéressant de réfléchir à la manière dont les lacs suisses ont suscité différentes réactions artistiques. Vu à travers les yeux de ces artistes, le lac peut être un sujet magique, un homologue sensible, un portail, une figure de style ou une source de restauration. Si vous avez déjà passé une journée au bord d’un lac à observer les changements de lumière et de temps, vous aurez peut-être votre propre idée à apporter, et permettez-moi d’être la première à vous dire que vous aussi, vous avez raison.