En collaboration avec Les Inrockuptibles
Cet hiver, les institutions parisiennes font alliance. Dans la continuité des dialogues bicéphales noués par le Frac Île-de-France Le Plateau et Bétonsalon (autour d’une proposition de Judith Hopf) ou du Palais de Tokyo et de Lafayette Anticipations (Cyprien Gaillard), Le BAL et le Jeu de Paume unissent leurs forces pour décliner l’exposition commune « Renverser ses yeux, exploration de l’utilisation des médias de l’image reproduite, photographie, film et vidéo, par les artistes italiennes des années 1960 et du début des années 1970 ». Celle-ci prend pour cœur l’Arte Povera, mouvement défini en 1967 par le critique d’art Germano Celant, tout en se laissant border, et déborder, par ses mouvances centrifuges : compagnons de route, affinités ponctuelles, trajectoires croisées.
« Nous ne souhaitions pas étiqueter les œuvres, ni mettre les artistes dans des boîtes, car l’Arte Povera, c’était avant tout la liberté », annonce d’emblée Diane Dufour, directrice du BAL et co-commissaire de l’exposition avec Quentin Bajac, son homologue au Jeu de Paume, ainsi que Giuliano Sergio, auteur d’une thèse dédiée à un sujet qui restait encore à défricher. « L’art est réduit à ses plus simples éléments : un acteur et un spectateur », précise encore Quentin Bajac. Le corps donc, d’emblée activé, sollicité et, surtout, sommé de se défaire de ses réflexes ordinaires. Le regard, il faut le laver. La perception, la troubler. Et la perte d’équilibre, la provoquer.

Au fil des quatre sections thématiques du parcours – Corps (Le BAL), Expérience, Image, Théâtre (Jeu de Paume) –, une œuvre revient présentée à la fois au BAL et au Jeu de Paume. Un socle en bois, tout ce qu’il y a de plus banal, marqué de deux empreintes de pieds : Socle magique – Sculpture vivante de Piero Manzoni, qui date de 1961, soit plusieurs années avant qu’une sensibilité commune ne se constitue en mouvement. Mais, déjà, tout y est : si nous sommes invitées à monter sur ce socle, c’est pour mieux faire redescendre les œuvres académiques de leur piédestal – au BAL, il s’agit d’un original ; au Jeu de Paume, d’une réplique activable.
Rendre vivantes les sculptures, mais également mettre en mouvement les photographies, à l’instar des tableaux miroirs d’une autre figure récurrente du parcours, Michelangelo Pistoletto. Ceux-ci, datant du mitan des années 1960, présentent, imprimées sur de grandes surfaces en acier inoxydable poli qui embrassent l’espace et accueillent le corps du regardeur, des reproductions photographiques d’images trouvées entre les pages de divers magazines. Dans la série des Minus Objects (Objets en moins), il en va d’une logique de soustraction, pour ne garder qu’une médiation minimale avec un réel conjugué au présent. Michelangelo Pistoletto déclarera ainsi : « Mes travaux ne cherchent pas à être les constructions ou les fabrications de nouvelles idées […] ; ce sont des objets à travers lesquels je me libère de quelque chose. »
Œuvres ouvertes, corps invités à compléter l’œuvre : la représentation de l’humain – passant souvent par l’autoportrait – aura recours à toute une série de stratagèmes pour différer à l’infini sa capture. Ce seront, diversement, les rouleaux enveloppés de tirages photographiques d’une peau photophore ou l’arpentage sériel au fil de 607 tirages de carrés d’épiderme de Giuseppe Penone (Développer sa peau – néon, 1970) ; les empreintes digitales à l’encre sur papier de Piero Manzoni (Empreintes, 1961) ; les yeux écarquillés de Paolo Icaro (Fairerefairedéfairevoir, 1968) ; ou encore le visuel de l’exposition, issu de l’œuvre éponyme de Giuseppe Penone : son autoportrait portant des verres de contact miroir (Renverser ses yeux, 1970).

On croyait connaître l’Arte Povera, adoubé par les musées et le marché, et sommairement reçu comme antidote à l’industrialisation et à l’urbanisation. Le récit est commode, pétri de binarismes et de robinsonnades. Il ne saurait, pourtant, être plus loin des intentions originelles d’artistes affairées à réajuster l’art du passé au système perceptif de l’humain nouveau. Aujourd’hui, les techniques d’identification biométriques ou les technologies de vision artificielle participent à redonner sa pleine actualité à cette recherche d’une expression subjective sans être solipsiste, incarnée sans être coupée des changements sociaux. Une exposition que l’on reçoit d’autant plus intensément que, pour nous toutes, la perception est à nouveau devenue un enjeu, en proie désormais à la réification machinique comme elle le fut autrefois par l’industrialisation.
« Renverser ses yeux. Autour de l’Arte Povera 1960-1975 : photographie, film, vidéo »
Jusqu’au 29 janvier 2023
Le BAL et Jeu de Paume, Paris
Ingrid Luquet-Gad est une critique d’art et doctorante basée à Paris. Elle est en charge de la rubrique art des Inrockuptibles, membre du comité de rédaction de Spike Art Magazine et correspondante pour Flash Art.
Cet article fait partie d'une collaboration à l'année entre Paris+ par Art Basel et Les Inrockuptibles. Retrouvez l'article original ici.
Légende des images en pleine page : 1. Mimmo Jodice, Il viaggio di Ulisse [Le voyage d'Ulysse], 1969. Avec l'aimable autorisation de la Galerie Karsten Greve (St. Moritz, Cologne, Paris) © Mimmo Jodice. 2. Claudio Abate, Pino Pascali, Ragno, 1968. Propriété de la Fondazione per l'Arte Moderna e Contemporanea CRT - en prêt à la GAM - Galleria Civica d'Arte Moderna e Contemporanea di Torino. Reproduit avec la permission de la Fondazione Torino Musei. © Photo Studio Fotografico Gonella 2009, Claudio Abate Archive. 3. Giulio Paolini, Antologia (26/1/1974), 1974. Milan, collection particulière. Photographie de Marco Ciuffreda. Avec l'aimable autorisation de la Fondazione Giulio et Anna Paolini, Turin © Giulio Paolini.