« Pour moi, l’arte povera est un état d’esprit », déclare la commissaire Carolyn Christov-Bakargiev, qui organise une vaste exposition consacrée à 13 artistes italien·ne·s historiquement associé·e·s à ce concept. Cet automne, les visiteur·euse·s de la Bourse de commerce, à Paris, auront tout le loisir d’explorer cet espace mental grâce à plus de 250 œuvres provenant de collections privées et publiques, dont 50 pièces majeures issues de la collection Pinault. Carolyn Christov-Bakargiev, qui a récemment pris sa retraite après avoir dirigé le Castello di Rivoli à Turin – une institution qu’elle qualifie affectueusement de « vaisseau-mère » de l’arte povera –, met à profit les quelque quatre décennies d’expertise qu’elle a acquises en travaillant avec les artistes Giovanni Anselmo, Alighiero Boetti, Jannis Kounellis, Mario Merz, Marisa Merz, Giulio Paolini, Giuseppe Penone, Michelangelo Pistoletto, Emilio Prini et Gilberto Zorio. À Paris, elle se concentrera sur la période d’activité collective de l’arte povera (1968-1972), ce qui constituera une solide introduction pour les non-initié·e·s. Cette exposition va cependant au-delà de l’étude classique : elle identifiera un précédent historique pour chaque projet individuel et en retracera son influence sur l’art contemporain.
Le cœur de l’exposition, dans la rotonde centrale, est une présentation collective évoquant le célèbre Deposito d’Arte Italiana Presente (Dépôt d’art italien actuel), un lieu investi par les artistes à Turin dans leur expérimentation radicale de matériaux, d’objets et d’idées. Indépendant·e·s dans leur travail mais exposant ensemble, les artistes se sont nourri·e·s d’un esprit collectif, inaugurant une forme d’art que nous appellerions aujourd’hui installation. À la fin des années 1960, c’était un moyen d’explorer les limites et les fondements ontologiques des disciplines artistiques traditionnelles, ainsi que les manières d’être au monde. Carolyn Christov-Bakargiev souligne l’importance de cette évolution : « Il·elle·s n’utilisaient pas le terme “installation”, mais ce n’est pas une sculpture, ce n’est pas une peinture. C’est un lieu, pas un espace : un lieu sans bords ni frontières. Et dans ce lieu, vous, le·la spectateur·rice, êtes comme un·e acteur·rice sur une scène d’art. » Comme tout objet physique rencontré dans une exposition, les œuvres de l’arte povera existent dans le même lieu phénoménologique que le·la spectateur·rice. Ce qui distingue les œuvres, c’est la manière dont les objets ont été conçus pour résister à la cristallisation et transcender le moment historique de leur fabrication en répondant à notre expérience corporelle d’un lieu et en la transformant.
À partir de cet ensemble central, 13 « lignes de vol », comme les appelle la commissaire, prennent leur élan, avec des expositions personnelles qui explorent chaque artiste à travers des œuvres emblématiques, dont plusieurs sont des pépites que la commissaire a découvertes dans leurs archives ou des pièces rarement vues depuis les années 1960. Chaque mini présentation personnelle est accompagnée d’une œuvre historique en rapport avec la pratique de l’artiste, d’un vase étrusque emprunté au Louvre à une statue en lapis-lazuli de la Perse antique, en passant par un tableau de l’artiste russe d’avant-garde Kasimir Malevitch. À cela s’ajoutent, en guise de passages interstitiels, de nouvelles œuvres d’artistes internationaux·ales pour qui l’arte povera a pu constituer un antécédent, tel·le·s Theaster Gates, D. Harding, Otobong Nkanga et Grazia Toderi.
Ces nuances temporelles et matérielles s’entremêlent pour suggérer une fluidité dynamique plutôt qu’une homogénéité statique. Cette stratégie offre une nouvelle perspective sur des catégories apparemment distinctes, telles le passé et le présent, la peinture et la sculpture, ou la nature et la culture. « Vous savez », appuie Carolyn Christov-Bakargiev, « l’arte povera ne parle pas de la nature. Pour l’arte povera, nature et culture se confondent. » En effet, l'arte povera ne s’est jamais réduite à la réalisation d’œuvres avec des matériaux « pauvres », malgré les traductions pathétiquement littérales de son nom. Au contraire, comme l’affirme la commissaire d’exposition américano-italienne, « il s’agit de transformations énergiques de la matière afin que vous puissiez percevoir que l’œuvre est également vivante, ce qui permet une compréhension phénoménologique de la vie comme un processus en état de changement constant ».
Les manières dont les œuvres de l’arte povera peuvent renforcer la conscience de notre enchevêtrement permanent avec l’histoire, notre environnement et les autres se manifestent également à l’extérieur de la Bourse de commerce, où les visiteur·euse·s sont accueilli·e·s par une sculpture monumentale défiant la gravité de Giuseppe Penone, Idee di pietra - 1532 kg di luce (« Idées de pierre - 1 532 kg de lumière », 2010). Sur le bâtiment lui-même, les chiffres en néon de Mario Merz (Fibonacci Sequence, 1984) entourent la balustrade, imprimant une logique médiévale à un bâtiment du 19e siècle. Plus encore, les chiffres dessinent une méditation sur les pouvoirs individuels et collectifs, rappelant aux visiteur·euse·s que même le plus grand nombre concevable n’est atteint qu’en commençant par le chiffre 1...
Carolyn Christov-Bakargiev espère que le public quittera l’exposition avec une nouvelle compréhension des contributions de l’arte povera à l’histoire de l’art, ainsi que de son potentiel durable à guider notre vision du monde vers quelque chose de plus fluide, de plus interconnecté et de plus méditerranéen. Avec l’arte povera, conclut-elle, « il y a une ignorance des limites de l’œuvre qui permet au·à la spectateur·rice de comprendre qu’il·elle est vivant·e, ici et maintenant, et qu’être vivant·e est très précieux ». L’opportunité de voir tant d’œuvres en direct est donc d’autant plus essentielle.