L’art brut a le vent en poupe. Ces dernières années, plusieurs œuvres associées à ce mouvement ont fait leur entrée dans les collections du Museum of Modern Art (MoMA) et du Metropolitan Museum of Art (Met) à New York ; jusqu’en décembre, le Centre Pompidou, à Paris, met en lumière, à travers un cycle spécial, la donation exceptionnelle d’art brut du collectionneur Bruno Decharme (921 œuvres de 242 artistes) qui, en 2021, a enrichi le fonds du Musée national d’art moderne. Des galeries aux maisons de vente, on constate le même intérêt croissant pour ce domaine, défini en 1945 par Jean Dubuffet comme celui d’œuvres « réalisées par des créatrices et des créateurs autodidactes, retranché∙e∙s dans une position d’esprit rebelle ou imperméables aux normes et valeurs collectives, qui créent sans se préoccuper ni de la critique du public ni du regard d’autrui ». Cette attention accrue se retrouve jusque dans les allées d’Art Basel Paris, où l’art brut, mais aussi l’art naïf et des pratiques artistiques en lien avec la culture populaire font une nette percée cette année, reflétant l’engagement de la foire pour une relecture plus inclusive de l’histoire de l’art.
À propos du projet de candidature qu’elle a soumis à Art Basel Paris et qui lui vaut de figurer cette année dans le nouveau secteur Premise, la galerie Dina Vierny prévient : sa sélection d’artistes (André Bauchant, Camille Bombois, Henri Rousseau, Louis Vivin, entre autres) pourrait surprendre le public de la foire internationale. Cet accrochage a été conçu comme un hommage au marchand d’art et critique Wilhelm Uhde (1874-1947), l’un∙e des premier∙ère∙s à défendre ceux∙elles que cet esthète appelait les « primitifs modernes ». Le stand sera une évocation de son parcours de collectionneur, de sa rencontre avec Picasso à sa découverte de Séraphine Louis (1864-1942), dite Séraphine de Senlis, dont une peinture exceptionnelle occupera le centre. Intitulée Fleurs ou Bouquet de fleurs ou encore Vase jaune, cette grande toile date de la période la plus prisée de l’artiste, à la fin des années 1920. La peintre aux accents mystiques, dont plusieurs tableaux figurent notamment dans le fonds du Musée d’art moderne–Centre Pompidou, suscite depuis plusieurs années un regain d’intérêt, du film Séraphine consacré à son destin romanesque (récompensé par sept Césars en 2009) à l’exposition du LaM à Villeneuve-d’Asq (« De Picasso à Séraphine, Wilhelm Uhde et les primitifs modernes », 2017-2018). Son aura a largement dépassé les frontières de la France, ainsi qu’en témoigne la présence de son œuvre dans des accrochages du MoMA ou du Shanghai JiuShi Art Museum. Le prix affiché pour ce Bouquet chatoyant sera à n’en pas douter l’un des records de ce secteur ouvert à des œuvres antérieures à 1900 et à des présentations atypiques.
Peut-on parler d’art naïf au sujet des travaux de Leslie Martinez, présentés par la galerie californienne Commonwealth and Council sur un stand qu’elle partage avec sa consœur londonienne Emalin ? Né∙e dans la vallée du Rio Grande, près de la frontière entre les États-Unis et le Mexique, Leslie Martinez pratique en tout cas une peinture qui résiste aux notions de « bon goût ». Son œuvre trouve ses racines dans le concept de « rasquachismo » (terme utilisé pour décrire l’esthétique des mouvements artistiques mexicains combinant inventivité et économie de moyens). Dans ses tableaux, l’artiste amalgame ainsi des rebus d’atelier. Ses toiles teintes et plissées déploient par ailleurs « une palette cosmique basée sur le modèle de couleur CMYK [cyan, magenta, jaune et noir] », précise sa galerie, qui voit dans sa démarche autant l’influence des héritages formels de l’abstraction qu’une exploration des techniques artisanales ancestrales, ouvrant un parallèle avec les œuvres d’art brut.
Basée à Londres et dédiée à la promotion d’artistes alternatif∙ve∙s, The Gallery of Everything participe pour la première fois à la foire (dans le secteur Premise). Elle mettra en avant le travail « précurseur de toutes sortes de techniques impressionnistes abstraites » de l’américano-ukrainienne Janet Sobel (1894-1968), qui fut remarqué et mis en avant par Peggy Guggenheim dès 1946. « Janet Sobel, à laquelle la Menil Collection, à Houston [Texas], a consacré une exposition cet été, est souvent appréciée par les personnes qui ne regardent pas les artistes ayant reçu une formation académique », souligne la galerie. « Cependant, on ne peut pas la ranger dans la catégorie de l’art brut telle que définie par Jean Dubuffet. Son œuvre est remarquablement similaire à celle de Dubuffet lui-même. Bien qu’il soit hautement improbable qu’elle ait vu son travail, il y a une parenté formelle. Mais son inspiration est plus instinctive. »
Saluée par ce même Dubuffet, mais aussi, entre autres, par André Breton, l’œuvre de Carlo Zinelli (1916-1974), l’un∙e des plus célèbres autodidactes du 20e siècle, reste pourtant ignorée du grand public. Celui qui est également connu simplement par son prénom, Carlo, a produit au cours de son séjour à l’hôpital San Giacomo alla Tomba (Vérone, Italie), où il fut soigné de 1947 à 1969 pour schizophrénie, plus de 2 000 gouaches et dessins, pour la plupart recto verso. La galerie christian berst art brut, qui revient à Art Basel Paris pour la troisième année consécutive, consacre son stand à cette production, envisagée davantage, au prisme de sa modernité, comme celle d’une figure de l’altérité. « 2024 marque les 50 ans de la mort de Carlo, et il se trouve que, ces dernières années, j’ai pu acquérir un nombre d’œuvres significatives par leur historicité ou leur provenance : c’est le moment ou jamais de les montrer dans le cadre de la foire », estime Christian Berst. Si Carlo Zinelli appartient au panthéon de l’art brut, les prix de ses œuvres sont loin d’atteindre les records affichés par d’autres artistes historiques – à l’instar de cette peinture datant de 1962 où se dressent des silhouettes roses sur fond rouge, passée par la collection de l’acteur Robin Williams, grand fan d’art brut, et qui a été adjugée 28 000 euros chez Sotheby’s New York en octobre 2018. « Carlo est l’un∙e des représentant∙e∙s de l’art brut les plus important∙e∙s du 20e siècle », assure le galeriste parisien. « Or, même si sa cote a doublé en sept à huit ans, il demeure très abordable comparé à Martín Ramírez, Henry Darger, ou Adolf Wölfli, dont les plus belles pièces se négocient entre 150 000 et 500 000 euros. »
La galerie Andrew Edlin présente quant à elle trois artistes – Forrest Bess (1911-1977), Dan Miller (né en 1961) et Melvin Way (1954-2024) –, qui ont chacun développé, à la marge, des vocabulaires immédiatement reconnaissables. Les diagrammes hallucinatoires tracés au stylo à bille et au marqueur sur des bouts de papier de Melvin Way sont entrés dans de nombreuses collections publiques (de la Collection de l’Art Brut, à Lausanne, au Smithsonian American Art Museum (SAAM) à Washington). Comme lui, Dan Miller utilise le stylo dans ses compositions, qui témoignent également d’une volonté de communiquer de manière indéchiffrable : tous deux figuraient d’ailleurs dans l’exposition « Glossolalia: Languages of Drawing », au MoMA en 2008. Enfin Forrest Bess incarne le paradoxe de l’art brut. S’il a fait partie de la fameuse exposition « Outliers and American Vanguard Art » à la National Gallery of Art à Washington en 2018, ses lavis de couleur ont aussi été exposés à la Betty Parsons Gallery, à New York, qui a défendu Jackson Pollock, Mark Rothko, Barnett Newman et Agnes Martin. Une filiation qui, aujourd'hui, semble faire tout son sens.