Le jury international composé de neuf directeur∙rice∙s de musées de renom chargé de décerner les premiers Art Basel Awards ce mois-ci s’est trouvé face à un défi particulièrement difficile. Lorsqu’il s’agit de décerner des prix, l’évaluation des initiatives créatives se révèle pour le moins nébuleuse. Comment comparer une pratique artistique unique, avec sa spécificité géopolitique et sa résonance particulière, à une autre ? Comment les réalisations d’une toute petite institution à but non lucratif peuvent-elles se mesurer à celles d’un grand musée urbain ? Qui mérite le plus d’être récompensé∙e, celles et ceux qui atteignent les sommets du monde de l’art ou celles et ceux qui travaillent inlassablement à sa périphérie ? Pourtant, aussi provocateurs qu’ils puissent être, les prix restent une composante essentielle du monde de l’art, offrant une visibilité cruciale à des parcours artistiques parfois situés hors de la ligne de mire du marché. Dans ce paysage controversé et pour certain.e.s saturé, les Art Basel Awards ont été conçus pour se démarquer.
Plutôt que de récompenser un corpus d’œuvres ou une exposition en particulier, le jury est invité à considérer l’impact des nominé∙e∙s sur l’évolution de l’art et, plus largement, sur son écosystème. Comme l’explique l’architecte du projet et président du jury, Vincenzo de Bellis, directeur des foires et des plateformes d’exposition d’Art Basel, ces prix sont non seulement « une célébration des réalisations d’individus et d’organisations », mais aussi « un moyen de soutenir l’avenir de l’art ». Pour Vincenzo de Bellis, qui préside le jury mais n'a aucune influence sur la sélection, adopter une vision large du monde de l'art était fondamental. « Si vous retirez une part de l’équation de l’art, cela ne fonctionnera pas », analyse-il. « Les artistes en sont l’élément le plus important, mais chacun d’entre nous joue un rôle. »
Aussi les prix Art Basel sont-ils décernés dans neuf catégories : trois sont dédiées aux artistes (Émergent∙e∙s, Établi∙e∙s et Icône), Commissaires d’exposition, Médias et narrateur.rice.s, Musées et institutions, Mécènes, Créateur∙rice∙s pluridisciplinaires (issu∙e∙s d’industries connexes comme la mode ou l’architecture) et, enfin, Allié∙e∙s – celles et ceux qui travaillent en coulisses, des responsables d’atelier aux fabricant∙e∙s. Cette décision d’inclure celles et ceux qui, selon les mots de de Vincenzo de Bellis, « sont rarement mis∙e∙s en avant » constitue l’une des approches les plus distinctives de cette initiative. « C’est une catégorie intentionnellement non prescriptive, qui peut soutenir toutes les personnes contribuant à réaliser les rêves des artistes », explique-t-il.
« Jusqu’à présent, je n’ai jamais connu de prix dont la portée était si large », déclare Elena Filipovic, membre du jury et directrice du Kunstmuseum de Bâle. « Il met à l’honneur celles et ceux qui ne sont généralement pas reconnu∙e∙s. Je pense que le rôle de notre jury est de nous détacher un peu du succès commercial ou des tendances. De regarder les personnes qui ne sont pas nécessairement sous les feux de la rampe, mais dont la contribution compte énormément. » C’est un sentiment partagé par sa collègue de jury Hoor Al-Qasimi, présidente et directrice de la Fondation d’art de Sharjah, aux Émirats arabes unis, qui estime que l’avenir de l’art repose sur « les artistes prenant le contrôle de leurs propres récits ». Elle ajoute : « Nous voyons déjà ce phénomène se produire lorsque les artistes dépassent les espaces d’exposition traditionnels, en trouvant de nouvelles façons de collaborer, d’expérimenter et de défier les systèmes orientés par le marché. »
Les membres du jury ont eux aussi été sélectionnés pour la diversité de leurs profils, tant en termes de répartition géographique que d’expertise. Chacun, à sa manière, a repoussé les limites traditionnelles de la discipline afin de contribuer à un monde de l’art plus inclusif et novateur, qui fait progresser le développement de la culture au sens large.
Aux côtés d’Elena Filipovic, la vision de l’Amérique du Nord et de l’Europe sera représentée par Jessica Morgan, directrice de la Dia Art Foundation à New York, Franklin Sirmans, directeur du Pérez Art Museum Miami, et Hans Ulrich Obrist, directeur artistique de la Serpentine à Londres. Hoor Al-Qasimi représentera le Moyen-Orient. Le commissaire de la dernière Biennale de Venise et directeur artistique du musée d’art de São Paulo (MASP), Adriano Pedrosa, apportera une perspective latino-américaine, tandis que Koyo Kouoh, directrice et conservatrice en chef du musée Zeitz d’art contemporain d’Afrique (Zeitz MOCAA) au Cap – et commissaire de la prochaine Biennale de Venise – est une grande championne du monde de l’art africain. Le monde de l’art contemporain asiatique, en rapide expansion, est représenté par deux des figures de proue muséales de la région : Philip Tinari, directeur et PDG du Centre Ullens pour l’art contemporain (UCCA) à Beijing, et Suhanya Raffel, directrice du M+ à Hong Kong.
Les prix suivent un processus de sélection échelonné. Après plusieurs cycles de discussions centrées sur une liste initiale, le jury doit sélectionner 36 médaillé∙e∙s, dont 18 artistes. Ces médaillé∙e∙s seront annoncé∙e∙s mi-mai et mis∙e∙s à l’honneur lors d’un événement prestigieux organisé au Kunstmuseum de Bâle pendant l’édition suisse d’Art Basel. Mais ce n’est qu’en décembre que les médaillé∙e∙s d'or seront révélé∙e∙s, à Art Basel Miami Beach, lors de la Soirée officielle des Art Basel Awards à Miami Beach, organisée avec le soutien de la Ville de Miami Beach et du Greater Miami Convention and Visitors Bureau.
Les lauréats des Médailles d’or dans les catégories artistes Émergents et artistes Établis recevront chacun 50 000 USD, les artistes établis bénéficiant en outre d’une commande publique de grande envergure qui sera dévoilée en juin 2026. Pour les deux lauréats de la catégorie Icône, Art Basel fera un don de 50 000 USD au nom de chaque artiste à une organisation artistique ou éducative de leur choix.
Il existe des critères spécifiques auxquels les juges doivent répondre pour chacune de ces catégories. Les artistes émergent∙e∙s doivent montrer une « capacité à évoluer » et une « contribution significative au monde de l’art basée sur [...] l’ambition créative », explique Vincenzo de Bellis. « Avec les artistes établi∙e∙s, nous cherchons la rupture culturelle, et avec la catégorie Icône, la construction d’un héritage.» Il ajoute: «Bien sûr, ces critères sont suffisamment larges pour donner au jury une certaine liberté. »
Ce que cette attention pour le futur veut dire de manière concrète sera évidemment différent pour chacun∙e des juges. En tant que fer de lance de la Dia Art Foundation, Jessica Morgan travaille avec des installations à long terme spécifiques à un site, axées sur « des formes d’engagement plus lentes et plus immersives [qui] offrent un contrepoint important à un monde privilégiant la consommation rapide ». En termes d’évolution de l’art, elle observe un changement continu vers « un travail à la fois profondément personnel et universellement urgent ». Pour Adriano Pedrosa, qui a mis en lumière, lors de l’édition 2024 de la Biennale de Venise, des artistes historiques oublié∙e∙s, « nous assistons encore à une reconnaissance croissante de l’art au-delà de l’Euro-Amérique, moins dans l’arène contemporaine, déjà intégrée et globale, mais davantage avec l’art du 20e siècle. C’est ainsi que l’histoire de l’art devient pertinente pour l’époque contemporaine. » Hans Ulrich Obrist, commissaire aux collaborations transversales légendaires, attire l’attention sur la façon dont les artistes dépassent « l’un des problèmes de notre époque, le court-termisme » avec des projets de longue durée, qui touchent notamment au jardinage et à l’agriculture. Il attire également l’attention sur les manières dont les artistes utilisent les nouvelles technologies, comme les jeux vidéo présentés à la Serpentine.
En ce qui concerne l’investissement dans l’avenir des institutions nommées, Elena Filipovic dit s’intéresser à la façon dont elles « font avancer les débats sur la diversité, la durabilité, et les sujets difficiles et pertinents de notre époque. Il ne s’agit pas nécessairement d’expositions à succès avec une forte fréquentation, mais d’espaces qui osent faire des choix audacieux sur des sujets inconfortables du présent ou sur ce qui est sous-estimé dans l’histoire de l’art ».
La plus grande originalité des Art Basel Awards en termes de format est peut-être la manière dont les médaillé∙e∙s d'or seront choisi∙e∙s lorsque les nominé∙e∙s se réuniront pour la cérémonie de clôture cet hiver. Ces dernières années, le déséquilibre des compétitions créatives – où les œuvres d’art sont censées rivaliser comme si elles étaient des chevaux de course ou avaient été réalisées sur un pied d’égalité – a été de plus en plus dénoncé, un nombre croissant d’artistes tenant à partager les récompenses financières avec leurs concurrent∙e∙s. Dans un souci d’équité, le jugement final ne sera pas effectué par le jury initial, mais par les nominé∙e∙s eux∙elles-mêmes (et non, on ne peut pas voter pour soi !).
Pour Jessica Morgan, c’est cette appréciation de participant∙e à participant∙e – distincte du « succès commercial » ou de la « validation institutionnelle » – qui constitue la caractéristique majeure des Art Basel Awards. Vincenzo de Bellis conclut : « Je ne pense pas qu’il y ait de meilleur sentiment que celui d’être reconnu∙e par ses pairs. »
Skye Sherwin est une rédactrice et auteure basée à Rochester, au Royaume-Uni. Elle collabore régulièrement au Guardian et à de nombreuses publications artistiques.
À propos des Art Basel Awards
Lancée par Art Basel en 2025, la remise des Art Basel Awards constitue la première distinction mondiale dédiée à l’excellence dans le domaine de l’art contemporain. Chaque année, un jury international d’experts célèbre des personnalités et organisations de tous horizons dont les pratiques et les contributions façonnent l’avenir de l’art contemporain. Les Art Basel Awards sont présentés en partenariat avec BOSS.