À Paris, le skateboard et l’art moderne entretiennent depuis longtemps une étroite proximité. Et pour cause : les alentours du Musée d’Art moderne (MAM) de Paris offrent un terrain privilégié aux adeptes de ce sport, qui profitent de son architecture certes minimale mais non moins prestigieuse. Le son et la vision des planches heurtant le béton sont devenus partie intégrante du parvis central du musée.

Promu discipline olympique à l’occasion des Jeux de Tokyo 2020, le skateboard est maintenant prêt à investir les espaces intérieurs du musée – grâce au photographe hollando-américain Ari Marcopoulos. « Beware », une exposition de photographies et d’une vidéo tombée dans l’oubli réalisées par l’artiste, s’ouvre ce mois-ci. Elle présente également une sélection de 24 œuvres issues des collections du musée, riches de quelque 15 766 pièces.

Ari Marcopoulos, né à Amsterdam en 1957, s’est installé aux États-Unis en 1980. À son arrivée à New York, il devient l’assistant d’Andy Warhol pour ses impressions, puis l’assistant photo de l’américain Irving Penn. « Avec eux, j’ai autant appris ce qu’il fallait faire que ce qu’il ne fallait pas faire », nous confiait récemment Ari Marcopoulos. Photographe autodidacte, sa pratique s’est appuyée sur un intérêt précoce pour les appareils photo et les images en mouvement, ainsi que sur une obsession pour l’architecture extrême de l’espace urbain moderne – les futures bases des plus connues de ses œuvres.

Le paysage urbain de New York est partout dans Brown Bag (tourné en 1993/1994, monté en 2018), un film resté à l’état de rouleaux dans un simple sac en papier jusqu’à être retrouvé par Ari Marcopoulos lorsqu’il a changé d’atelier, il y a quelques années. « Je connaissais le World Trade Center », raconte l’artiste, « et enfant, j’étais monté tout en haut en tant que touriste ; lorsque des amis venaient chez moi, je les y emmenais. C’était chouette d’être si haut à cet endroit. Petit, j’étais obsédé par les faits : le pont le plus long, à une certaine époque, c’était le pont de Brooklyn, le building le plus haut… À un moment, c’était le World Trade Center. »

Parmi les gratte-ciels et les petites rues de Lower Manhattan qui constituent le décor d’une grande partie des œuvres exposées se profilent, au loin, le pont de Brooklyn et le World Trade Center. La zone des Brooklyn Banks, sous le pont côté Manhattan, était une Mecque du skateboard. Le Word Trade Center n’est plus, et son anéantissement est désormais un événement télévisé profondément inscrit dans la mémoire collective. Après le 11 septembre, le Brooklyn Banks est resté fermé plusieurs années, avant de devenir un espace que se disputaient les promoteurs, la ville et la communauté des skater∙euse∙s. Une petite partie leur est redevenue accessible en 2023, constituant la première phase d’une réhabilitation de la zone.

Ce sens de la disparition et de ce qui reste est esthétiquement codé dans Brown Bag, le portrait de l’époque qui nous est proposé et le livre de photographies qui accompagne l’exposition. Les images fixes et animées en noir et blanc ont quelque chose de gluant, comme si le mouvement dynamique des skater∙euse∙s se déplaçant dans l’espace était saisi non pas par l’obturateur mécanique et froid de l’appareil, mais dans une sorte d’atmosphère poisseuse qui retient son sujet pendant ce moment.

Des légendes du monde du skateboard comme Harold Hunter et Justin Pierce y figurent – révélées au monde par Kids (1995), du réalisateur américain Larry Clark, film controversé qui s’attache à des lieux et des personnes similaires à ceux d’Ari Marcopoulos. Ce sont des œuvres qui expriment une dimension presque spectrale d’un endroit et des gens qui le fréquentent, et sont probablement sublimées par le fait que Harold Hunter et Justin Pierce ont tous deux connu une mort précoce.

Une séquence en particulier de Brown Bag communique pleinement cette sensation de malaise. Un skater, filmé de dos, fuse au milieu d’une rue de Manhattan ; la caméra fait un panoramique vers le haut, balayant de manière chaotique les fenêtres des Twin Towers jusqu’au sommet, puis replonge vers le skater lancé à toute vitesse dans leur direction. La caméra se lève de nouveau, puis revient vers le bas.

« C’est un plan abstrait, mais l’architecture du building est si iconique qu’il ne peut être pris pour quoi que ce soit d’autre » commente Ari Marcopoulos. Toutefois, ce serait vite aller en besogne que de présumer que ces œuvres sont une forme de documentation anthropologique. « Je n’étudie pas ces gens », précise l’artiste. Ce travail révèle plutôt une pratique profondément ancrée dans l’empathie humaine et une préoccupation personnelle. « Pendant 5-6 ans, j’ai été fasciné par [le skateboard] », dit-il – un intérêt pour cette activité en tant qu’action, une réinterprétation et une reformulation de l’espace public. Alors que d’une certaine façon, Brown Bag est une œuvre d’archives trouvées, ou du moins redécouvertes, ce travail prend un sens plus profond en offrant des récits vivants du corps humain dans des environnements bétonnés.

Ari Marcopoulos est devenu obsédé par « le spectacle offert », poursuit-il. Les skater∙euse∙s s’exécutent « pour eux∙elles-mêmes, pour quiconque s’y intéresserait, et cela devient une performance ; interpréter l’espace et la manière dont il fonctionne est intégré à leur activité… L’architecture est centrale dans le skateboard, il∙elle∙s interprètent l’architecture différemment, un trottoir esquinté devient une rampe ». À ce titre, Ari Marcopoulos se rapproche des principes fondateurs de la photographie.

Parmi les œuvres sélectionnées par Ari Marcopoulos dans les collections du MAM pour accompagner les siennes, on trouve le travail du photographe franco-hongrois Brassaï sur les graffiti parisiens au début des années 1930, et un portrait de Juliette Gréco et Miles Davis encadrant une trompette en 1949 par le photographe français Jean-Philippe Charbonnier. Figure aussi le choix personnel d’art visuel du 20e siècle de l’artiste, dont La Poupée (1935-1936) de Hans Bellmer et Piazza d’Italia con sole spento (1971) de Giorgio de Chirico. Le 21e siècle fait également une apparition, avec un assemblage par le jeune artiste né à New York Akeem Smith intitulé Somewhere in Fletchers Land (2023) : une petite photographie d’une femme écartant ses sous-vêtements, noyée dans un cadre de métal rouillé évoquant l’espace urbain et l’humain avalé en son sein. À travers cette sélection, Ari Marcopoulos érige un réseau de références d’histoire de l’art où sa photographie a puisé son inspiration.

Couvrant l’ensemble de sa carrière, les portraits photographiques encadrés d’Ari Marcopoulos s’étendent du début des années 1980 à décembre de l’année dernière. Tout en présentant les classiques de l’artiste, comme son portrait d’Iggy Pop en 1995, l’exposition donne également à voir une série de portraits en couleur de personnes faisant partie de la vie actuelle de l’artiste. Et qu’est-ce que cela signifie de regarder vers le passé, non comme une nostalgie, mais comme une reformulation de ce qui a conduit à notre présent ? La morale de l’histoire réside dans le titre de l’exposition, « Beware » (« Attention »). « Cela fait allusion au côté obscur des choses, au fait d’être attentif∙ive, d’être conscient∙e, d’être », conclut l’artiste.

Crédits et Légendes

Ari Marcopoulos est representé par la galerie frank elbaz (Paris).

« Carte blanche à Ari Marcopoulos – Beware »
Jusqu’au au 25 août 2024
Musée d’Art Moderne de Paris

Andrew Hodgson est un écrivain et chercheur basé à Paris. Il a publié le livre objet New Forms of Art and Contagious Mental Illness aux éditions New Documents en janvier 2023.

Légende de l’image de pleine-page: Ari Marcopoulos, Brown Bag, 1994 /2020. Paris Musées / Musée d’Art Moderne de Paris.

Publié le 5 avril 2024.