Mécène incontournable de la scène artistique de ces dernières décennies, agnès b. est l’un·e des stylistes français·e·s les plus important·e·s de sa génération. On lui doit notamment le « cardigan pression », créé en 1979, qui a cristallisé l’image d’une Française chic et décontractée. Engagée depuis ses débuts pour l’environnement et de nombreuses causes sociales, agnès b. arbore, à 82 printemps, le même regard pétillant qu’à ses débuts. Galerie d’art, expositions muséales, magazine, librairie… Curieuse de tout, elle finance elle-même ses nombreux projets culturels grâce aux revenus de sa marque de vêtements. Sa société CMC recense aujourd’hui 286 points de vente, dont 58 établissements, pour un chiffre d’affaires de 40 millions d’euros en 2021.
agnès b. est aussi une collectionneuse avide d’art contemporain. Nous l’avons rencontrée pour un tea time près des Kensington Gardens, à Londres, avant qu’elle ne file voir ses amis Gilbert & George.
Agnès Troublé, dite agnès b., se livre facilement sur son enfance à Versailles dans un environnement strict et bourgeois, à 150 mètres du célèbre château imaginé par Louis XIV. Elle passe une grande partie de son temps libre dans les salles et les jardins du palais à scruter minutieusement les œuvres d’art. Très tôt, son père remarque son intérêt pour la culture et l’emmène à Florence, dans le sillage des grands maîtres italiens. « J’ai vu mes premiers Botticelli à l’âge de 12 ans ! », s’exclame la styliste. Au détour d’une visite, elle exprime le souhait de devenir conservatrice de musée ou galeriste « J’ai couché mon rêve sur une feuille de papier, que j’ai gardée comme un oracle, pour que ce rêve se réalise », souffle-t-elle. Entre 12 et 17 ans, agnès b. prend des cours de dessin aux Beaux-Arts de Versailles. L’observation des chefs-d’œuvre la pousse doucement vers la photographie, dont elle se sert pour capturer les nombreux détails avec un vieux Nikon. Pour agnès b., le beau se cache aussi bien dans une peinture de l’artiste baroque Charles Le Brun que dans le magnolia en fleur qui pousse derrière sa fenêtre.
Après avoir fait ses armes dans le domaine du stylisme au sein du magazine Elle, chez Dorothée bis ou chez Cacharel, agnès b. ouvre sa première boutique rue du Jour en 1976, dans une ancienne boucherie. En 1984, elle inaugure la galerie du jour avec Jean-René de Fleurieu. Dans l’espace dédié à la création contemporaine, on trouve les travaux de nombreux·ses artistes influencé·e·s par l’espace urbain, comme Roman Cieslewicz, Katsuhiko Hibino, Futura 2000, et des photographes encore peu connu·e·s en France à l’époque, comme Nan Goldin.
agnès b. collectionne les œuvres d’art avec la même passion qu’elle floque une reproduction d’œuvre sur un vêtement, ce qu’elle a fait régulièrement depuis première collaboration, en 1978, avec Loulou Picasso et Dominique Fury. En 1994, poussée par Félix González-Torres, elle formalise les séries de t-shirts d’artistes. « Nobody owns me » (« Je n’appartiens à personne ») scandait le top en coton. Suivront des collaborations avec Seydou Keïta, Rafael Gray, Louise Bourgeois… Il s’agit avant tout de partager une vision artistique avec le plus grand nombre.
Loin des mouvements intellectuels ou académiques susceptibles d’être affectés par des effets de mode, l’art, pour agnès b., est avant tout une affaire d’instinct. Elle se lie ainsi autant aux artistes qu’à leurs œuvres. Avec Jean-Michel Basquiat, le coup de foudre est immédiat. « J’avais vu son travail à la Biennale de Paris en 1983, sans rien connaître de lui. Son tableau m’a sauté aux yeux », explique-t-elle. « J’ai alors demandé à mon ami galeriste new-yorkais Philippe Briet d’aller dans son atelier pour me ramener une œuvre. » Celle-ci, un dessin, fait encore partie de sa collection ; quelques autres, amassées au fil des ans, sont venues s’y ajouter. « Je ne revends rien, et je n’achète pas d’art en pensant faire un investissement financier. Collectionner est une affaire d’émotion et de plaisir », explique agnès b.
Elle rencontre Basquiat quelques années plus tard, en 1987, lors d’un vernissage chez Yvon Lambert à Paris. « Jean-Michel connaissait mon travail, parce qu’Andy Warhol lui avait acheté des chemises dans notre toute nouvelle boutique de Soho. On a discuté d’art et de Versailles, qu’il connaissait par cœur ! », se souvient la styliste. Après un dîner chez Jean-Charles de Castelbajac – auquel elle ne se rend pas –, le jeune Basquiat l’appelle à 4 heures du matin pour qu’elle le rejoigne, nous avoue-t-elle, le sourire aux lèvres. Si la styliste laisse pudiquement l’histoire en suspens, on comprend que derrière chaque œuvre de la collection se cache une aventure humaine.
Avec Gilbert & George, la connivence est plutôt d’ordre militant : « Je les aime énormément, car ils sont engagés et n’ont pas peur de faire passer des messages antisystème, politiquement très à gauche. » En 1997, agnès b. édite un petit journal qui accompagne leur exposition au Musée d’Art moderne (MAM) de Paris. « Les artistes ne sont pas forcément des porte-paroles politiques, mais il·elle·s peuvent jouer un rôle important, car il·elle·s mettent le doigt sur les choses qui ne vont pas », enchaîne la styliste. Une prise de position qui s’explique en partie par les abus subis pendant sa jeunesse, dont le traumatisme la marque encore aujourd’hui. En 2013, la créatrice aborde l’inceste à travers le film Je m’appelle Hmmm…, qu’elle signe de son vrai nom pour révéler au public les attouchements imposés par son oncle lors de son adolescence. Son choix de vivre entourée de personnes capables d’affronter leurs peurs et leurs colères, et d’exprimer au-delà des mots, les préoccupations du monde ou des détresses intérieures prend peut-être ici tout son sens, donnant à sa mission une nouvelle puissance militante qui impose le respect.
Au fil des ans, agnès b. cumule les projets. Le magazine Point d’Ironie, lancé avec l’artiste Christian Boltanski et le commissaire d’exposition et critique d’art Hans Ulrich Obrist en 1997, est une revue hybride qui laisse carte blanche aux artistes. Le premier numéro est conçu par Jonas Mekas et sort lors du Festival de Cannes. La publication, gratuite, existe toujours. Elle est tirée à plus de 100 000 exemplaires et a pour derniers invités Jim Jarmusch, Futura et Rirkrit Tiravanija.
La collection d’œuvres d’art d’agnès b. circule grâce à de nombreuses collaborations muséales, comme les prêts au Centre national de la photographie à Paris en 2000, une grande rétrospective organisée par le musée les Abattoirs à Toulouse en 2004 ou l’exposition de photographies au C/O Berlin en 2008. En 2009, agnès b. crée un fonds de dotation, avec pour mission de préserver et de présenter sa collection au grand public. Elle propose alors une partie de sa collection au LaM à Lille (2015), Museum EKi à Kyoto (2017) ou à l’École nationale supérieure de la photographie (ENSP) à Arles (2019).
Bien qu’elle soit entourée d’une équipe solide, agnès b. décide de toutes ses acquisitions seule. C’est ainsi depuis celle de sa première œuvre en 1963, un autoportrait d’Antonio Recalcati (bien qu’en réalité, elle lui ait été offerte par l’artiste). Elle achète « au feeling », dit-elle, sans vraiment regarder le prix. Son budget annuel généreux et son intérêt pour la jeune création, en général abordable, la laissent relativement libre. Les acquisitions se font en galerie, dans les ateliers d’artiste ou parfois en ligne, après avoir feuilleté le catalogue d’une petite salle des ventes, « mais pas chez Christie’s ni Sotheby’s », précise-t-elle, « c’est trop cher ! »
En 2020, agnès b. rassemble tous ses projets artistiques sous le même toit, La Fab. Composé de 9 logements sociaux dessinés par SOA Architectes, le lieu s’étale sur 1 400 m2. Il comprend une librairie, la galerie du jour, et un immense espace dédié aux expositions temporaires et thématiques organisées autour des 5 000 pièces de la collection.
Jusqu’au 27 octobre prochain, La Fab. propose « la peinture figurative contemporaine », avec notamment des œuvres de Claire Tabouret et de Pascale Marthine Tayou, ainsi que deux tableaux de Harmony Korine, achetés il y a quelques mois chez Hauser & Wirth. L’artiste pluridisciplinaire, qui a travaillé avec Larry Clark et Björk, entre autres, a d’ailleurs habité pendant deux ans dans un studio au-dessus de chez agnès b. avec sa femme Rachel.
Tenter d’énumérer les nombreuses démarches artistiques d’agnès b. peut sembler ardu, mais alors que les formes sont multiples, le fond, lui, reste le même. agnès b. pratique une philanthropie de cœur qui tend d’abord la main aux artistes et dont les racines sont profondément ancrées dans une foi chrétienne inébranlable. « Cela peut paraître simpliste, mais j’adopte la politique du “Aimez-vous les uns les autres”, c’est ce qui dirige la vie », explique agnès b. Elle est marraine de la Fondation Abbé Pierre, inspirée par cette figure majeure de l’aide aux sans-abris disparue en 2007. Elle a notamment édité un t-shirt à son effigie, en collaboration avec l’artiste-graffeur JonOne, et dont les bénéfices de la vente ont été reversés à la Fondation. L’éternelle optimiste tire ainsi ses leçons de vie de la Bible, tout en accordant aux créateur·rice·s d’ici-bas un rôle de hérauts engagé·e·s et ouvert·e·s sur l’avenir.