« Abidjan a l’argent, mais Dakar a le goût. » Cette boutade, les Sénégalais·es ont pris l’habitude de la répéter à l’envi aux Ivoirien·ne·s, en particulier pendant la Biennale de l’Art africain contemporain qui se déroule dans la capitale sénégalaise. Et si Abidjan n’a certes pas les mêmes institutions, le même marché de l’art, ni les mêmes événements rassembleurs que Dakar, le talent y est présent. Et les Abidjanais·es entendent le montrer.

D’ailleurs, avoir l’argent est déjà un bon point de départ. Depuis quelques années, Abidjan commence à voir la population de ses collectionneur∙euse∙s d’art croître, les un∙e·s très sélectif·ive·s, d’autres animé·e·s par une véritable frénésie d’acquisition. Il n’est plus rare, en galerie, de voir avant même la fin du vernissage, tous les tableaux de l’exposition affublés de la petite étiquette indiquant qu’ils ont été vendus. Surtout, le profil des acheteur∙euse∙s a changé : plus jeune, plus féminin et, surtout, plus ivoirien. Alors que par le passé, le marché de l’art en Côte d’Ivoire était dominé par les collectionneur∙euse∙s internationaux∙ales particulièrement friand·e·s d’art premier, une fibre patriotique s’est réveillée. Quel meilleur moyen qu’acheter leur production pour retenir les artistes locaux∙ales et empêcher le départ des œuvres vers les États-Unis et l’Europe ? Et pour cette jeune génération, la tendance n’est plus aux collections de masques traditionnels, mais à l’art contemporain.

Aussi les galeries poussent-elles à Abidjan comme des champignons. Mentionnons parmi les dernières-nées la galerie Farah Fakhri au Plateau (ouverte en 2023), la Windsor Gallery au Sofitel Abidjan Hôtel Ivoire (2022), et la Walls House of Art de Marcory (2019). Toutes marchent sur les traces des pionnières des années 1990 à 2010. À commencer par Simone Guirandou, qui a été, en fondant Art Pluriel en 1991, l’une des premières galeristes ivoiriennes d’art premier et contemporain. Citons aussi Yacouba Konaté, plusieurs fois invité à la Biennale de Dakar où il a même été commissaire d’exposition, et qui a fondé en 2009 la Rotonde des Arts au Plateau. Ou encore Léon N’Guetta de la galerie Amani, Sandrine Mesquida de la galerie Eureka, Illa Donwahi de la Fondation Donwahi, et Cécile Fakhoury, dont la galerie éponyme est la plus établie sur le marché international. « J’ai vu une vraie évolution de la scène artistique en Côte d’Ivoire ces cinq dernières années, confirme-t-elle. Il y a de plus en plus de galeries, d’artistes qui viennent s’installer, de visiteur∙euse∙s et de collectionneur∙euse∙s locaux∙ales. »

C’est d’ailleurs elle qui, en 2012, est à l’origine d’une des « success story » de l’art contemporain ivoirien les plus marquantes. Il s’agit du jeune peintre Aboudia, qui monte une exposition en forme de dialogue intergénérationnel avec le doyen internationalement reconnu Frédéric Bruly Bouabré, au titre évocateur : « Aujourd'hui, je travaille avec mon petit-fils Aboudia ». Un pari risqué, puisque Bouabré – tout comme Youssouf Bath, Christian Lattier, Ouattara Watts, Jacques Samir Stenka ou encore Paul Kodjo (iconique photographe des nuits abidjanaises) – est l’une de ces figures tutélaires de la scène artistique ivoirienne, dont le travail a longtemps monopolisé l’attention du monde de l’art international. Le succès fut au rendez-vous : Aboudia, qui avait déjà commencé à exposer à Londres, obtient une consécration en Côte d’Ivoire et voit décoller sa carrière à l’international. Ses toiles se vendent désormais à près d’un demi-million d’euros, et l’homme est devenu l’un∙e des artistes ivoirien∙ne∙s les plus « bankable » de l’écosystème mondial.

La capitale ivoirienne attire bien sûr des artistes de tout le pays, mais également de l’étranger. Elladj Lincy Deloumeaux, peintre guadeloupéen diplômé des Beaux-Arts de Paris, qui vit à Grand Bassam près d’Abidjan, a été repéré par Cécile Fakhoury sur les réseaux sociaux. « J’aime être prospectrice et faire découvrir de nouveaux talents », explique la galeriste qui a déjà exposé l’artiste en 2020, avant même l’obtention de son diplôme, et lui a dédié son stand lors de la seconde édition d’Art Basel Paris en 2023. Dans son travail, Elladj Lincy Deloumeaux met surtout l’accent sur la vie quotidienne, les mythologies, l’iconographie, les croyances, l’héritage religieux et culturel du paysage afro-antillais.

À quelques kilomètres de là, dans le même quartier chic de Cocody, un autre établissement a pignon sur rue : la galerie LouiSimone Guirandou, cofondée en 2015 par la pionnière et sa fille, Gazelle Guirandou. Ici, l’« enfant de la maison » est Obou Gbais, dit « Peintre Obou », qui vit entre Abidjan et Berlin. Lui s’est spécialisé dans la représentation du masque Dan, ethnie de l’ouest de la Côte d’Ivoire dont il est originaire. Un motif traditionnel qu’il est parvenu à « humaniser, dans une esthétique néo-pop », salue Gazelle Guirandou. La galerie LouiSimone Guirandou suit également de jeunes artistes comme Théophany Adoh, et beaucoup de galeries locales misent sur leur propre poulain : Léon N’Guetta de la galerie Amani avec le peintre Mené, Illa Donwahi soutient Souleymane Konaté, et Sandrine Mesquida de la galerie Eureka représente Yeanzi. À côté des poulains de ces galeristes, notons qu'il y a des artistes ivoiriens déjà établis qui continuent de briller dans des expositions nationales et internationales, tels que Pascal Konan, James Houra, Dükü, Jems Robert Kokobi, Armand Boua ou Jacobleu.

Tous les ans, Yacouba Konaté organise l’Abidjan Art Week, qui rassemble une dizaine de galeries, musées, fondations et centres d’art de la capitale économique ivoirienne. Son événement star, la Nuit des Galeries, calquée sur le modèle parisien de la Nuit des Musées, consiste en un tour des galeries à travers la ville, et attire les visiteur∙euse∙s ivoirien∙ne∙s comme les touristes. Abidjan dispose même depuis peu de sa première plateforme de ventes aux enchères, Abidjan Auction Company (ABAC), avec une originalité : celles-ci se déroulent principalement en ligne. Pour son président Yacouba Konaté, « le but est d’avoir des plateformes en Afrique qui deviennent des forces de vente, pour essayer d’augmenter la part du marché de l’art africain dans celui de l’art international », puisque, rappelle-t-il, « l’art contemporain africain ne constitue qu’un très faible pourcentage des ventes totales de l’art contemporain international ». Pour ce faire, le galeriste a mis en place « un dispositif pour choisir les jeunes artistes prometteur∙euse∙s et les mettre en relation avec les acheteur∙euse∙s et collectionneur∙euse∙s », en particulier africain·e·s.

Depuis 2020, l’État a même initié un programme d’acquisition d’art contemporain. « Les couloirs du nouveau bureau de la présidence de la République comptent plus de 250 à 300 tableaux ! » se félicite Yacouba Konaté. La ministre de la Culture et de la Francophonie de Côte d'Ivoire, Françoise Remarck, est une habituée des vernissages. Elle a promis à Yacouba Konaté, assure-t-il, d’acheter « au moins un tableau par exposition ».

Le secteur public, qui était à la traîne depuis deux décennies, tente tant bien que mal de résoudre ses problèmes, en particulier le faible nombre de musées et leur mauvais état. En 2020 déjà, le MuCAT (Musée des Cultures Contemporaines Adama Toungara) a été inauguré dans la commune populaire d’Abobo, dans le district d’Abidjan. Le MuCAT est l’un des rares espaces conçus par le secteur public pour promouvoir des collections et expositions d’art contemporain. C’est d’ailleurs là qu’a lieu tous les ans, depuis 2022, le festival de photographie Africa Foto Fair organisé par Aïda Muluneh. Pour le photographe ivoiro-burkinabé Jean Luc Konkobo, connu sous le nom d’artiste Perfect Black, « Abidjan se voit devenir une nouvelle capitale de l’art grâce à ce genre d’événements », traduction de « l’effervescence et de la vitalité de sa scène artistique ». Dans le domaine de la photographie, une artiste ivoirienne rayonne à l’international, Joana Choumali. En 2019, elle remporte le prix Pictet pour sa série "Ça va aller" .

Lieu hybride non-commercial dédié principalement à la vidéo, l’espace SOMETHING, fondé en 2022 par Anna-Alix Koffi, attire également les foules et les artistes de tous bords, avec actuellement une exposition dédiée à l’Allemand Carsten Höller. Depuis son ouverture, le lieu a reçu entre autres les artistes et intellectuels Wolfgang Tillmans, Simon Njami, et Emeka Ogboh, ainsi que le commissaire camérounais Bonaventure Soh Bejeng Ndikung, fondateur de SAVVY Contemporary de Berlin et actuel directeur de la Haus der Kulturen der Welt.

Une vitalité protéiforme puisqu’en plus de la peinture, de la photographie, de la sculpture, et de la vidéo, une cinquième discipline connaît un nouvel engouement à Abidjan : le design de mobilier, qui trouve désormais sa place dans des espaces qui étaient traditionnellement axés sur l’art contemporain. Sous le mentorat du doyen ivoirien Jean Servais Somian, de jeunes designers comme Lisa Colombe Adjobi et Paul Ledron ont présenté leurs travaux à la Fondation Donwahi dans le cadre du projet Young Designers Workshop en 2022, avant de participer, tous les trois, à la Biennale de Dakar 2024, qui comportait à nouveau une section design après 16 ans d’absence. « La scène est en expansion », se réjouit Paul Ledron. « Si ça continue comme ça, Abidjan pourra devenir la capitale du design en Afrique de l’Ouest. »

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Luc-Roland Kouassi est un journaliste ivoirien basé à Abidjan. Après avoir travaillé en presse écrite et en radio, il débute en 2021 comme présentateur pour Culture Ivoire TV, puis devient chroniqueur musical pour Smooth Channel TV. En 2023, il participe à des reportages pour le New York Times et Le Monde en tant que fixeur. Il est actuellement correspondant pour Jeune Afrique et RFI musique en Côte d’Ivoire.

Traduction anglaise : Art Basel.

Publié le 27 février 2025.

Légende pour image d'en-tête: À un vernissage chez Cécile Fakhoury. Photographie de Ange-Frédéric Koffi pour Art Basel.