En cinq ans, la géographie des galeries parisiennes s’est réinventée à toute vitesse, à coups de déménagements et d’installations spectaculaires. Le Marais et Saint-Germain-des-Prés restent ces phares que l’histoire a érigés. Mais de nouveaux parcours se sont également imposés. Besoin d’un GPS ? Nous posons ici quelques repères sur cette carte bouleversée, une visite guidée en deux chapitres, d’Est en Ouest. Cap sur l’Est, tout d’abord, du Marais au Bourget.
Indétrônable Marais ! Les galeries françaises les plus fondatrices y ont élu domicile il y a des décennies pour ne plus le quitter. Chantal Crousel, depuis sa rue Charlot, demeure l’un des cœurs battants du quartier. Il y a quelques années, certains oiseaux de mauvais augure le disaient moribond : un vaste projet de piétonnisation, pourtant salué par les habitant∙e∙s, ferait fuir les collectionneur∙euse∙s, guère friand∙e∙s du métro ! C’est alors que le vent s’est mis à souffler sur Matignon, nous y reviendrons. Pourtant, le Marais a résisté. La galerie suédoise Andréhn-Schiptjenko a été parmi les premières à croire en ce renouveau, en s’installant rue Chapon. De jeunes pousses, telles que l’intrépide galerie sans titre, ont récemment suivi, rejoignant une floppée de marchand∙e∙s d’art dans les rues au nord de Beaubourg, entre Rambuteau et Arts et Métiers. On y compte aussi la galerie Templon, qui y règne depuis les années 1970. L’installation du new-yorkais David Zwirner rue Vieille-du-Temple, à une adresse vénérée pour avoir été occupée par le pionnier Yvon Lambert, a eu plus d’effet encore, rappelant le potentiel de grâce de ces rues riches d’histoire.


Mendes Wood DM, les tout derniers à avoir rejoint le cortège, jouent superbement cette carte. Implantée à Bruxelles depuis 2017, cette pièce centrale de la scène de São Paulo fait un pas de côté en élisant domicile place des Vosges. Ses augustes arcades se réservaient jusqu’à présent à de nombreuses galeries peu fameuses ; gageons que cette arrivée tonitruante fera bouger les lignes. « Les trois fondateurs, Felipe Dmab, Pedro Mendes et Matthew Wood, ont toujours eu une vive affection pour Paris où ils se sont rencontrés, mais nous attendions de trouver un lieu idéal et singulier », raconte leur partenaire, Carolyn Drake Kandiyoti. C'est chose faite : un ancien cabinet de psychologue restauré dans sa splendeur du 17e siècle. Autour d’un escalier classé, 200 m2 du rez-de-chaussée à l’étage, sur l’une des plus belles places au monde !
Le Marais était un choix tout aussi évident pour la Dvir Gallery, arrivée en avril 2022 de Tel Aviv. « Matignon ou Saint-Germain, cela peut être une belle aventure, mais ce n’est pas notre public », analyse Shifra Shalit, sa directrice. « Le Marais est plus ouvert à la prospection ; être entouré de très bonnes galeries françaises et internationales qui partagent notre point de vue, comme Chantal Crousel, Michel Rein, Frank Elbaz, cela nous ancre. Les gens adorent passer de l’une à l’autre, ce sont autant de voyages artistiques. » Le Zurichois Peter Kilchmann est venu enrichir encore le paysage de cette petite rue des Arquebusiers, où trône depuis toujours la galerie Polaris.
Voilà pour les environs de la rue de Turenne. Mais les alentours de la rue Beaubourg se font des rivaux de plus en plus magnétiques. Plusieurs galeries internationales ont fait de la rue du Temple leur terre d’élection. Comme la berlinoise Max Hetzler, Galleria Continua a investi, à deux pas de l’historique Marian Goodman – autre phare –, de drôles de boutiques. Jouant sur le charme fifties de ses enseignes, les Italiens établis en Chine et à Cuba ont mis à nu les espaces, inventant un lieu détonant où l’on peut déguster des glaces tout en découvrant des artistes. « Jamais il n’a été question de s’installer ailleurs dans Paris », confie Lorenzo Fiaschi. « Ce quartier est un plaisir de déambulation, il permet de s’ouvrir aux surprises, de flâner : cela relève de l’expérience avant tout. » D’autres pourraient les rejoindre, comme The Pill d’Istanbul, qui nourrit ce projet.
Quelques piliers de la scène parisienne font tout autant vivre le quartier. Guillaume Sultana a quitté Belleville pour s’installer rue Beaubourg l’an passé, dans une boutique de grossiste qu’il a transformée « en un lieu qui enfin [lui] ressemble. On s’est recentrés pour être au milieu de la compétition », raconte-t-il. Fort de ses 240 m2 (70 auparavant), il se réjouit du nombre croissant de visiteur∙euse∙s, « le jour et la nuit, comparé à Belleville. C’est aussi fondamental d’être proche du Centre Pompidou, et plus encore de la Fondation Lafayette et de la Bourse de Commerce – Collection Pinault, avec qui nous collaborons beaucoup ».
Jérôme Poggi a également franchi un cap en s’installant, à la mi-octobre, sur le parvis de Beaubourg, dans un ancien Monoprix : 240 m2 ouverts au public au rez-de-chaussée, 200 à l’étage pour les bureaux, 200 autres en sous-sol. « Cela va décupler notre capacité d’action », promet celui qui occupait jusqu’alors un petit espace de l’autre côté de l’institution. « J’ai envisagé ces nouveaux pôles d’attraction, vers le Louvre, que sont la future Fondation Cartier pour l’art contemporain et la Bourse de commerce – Collection Pinault, mais trop peu d’espaces sont disponibles pour que le centre de gravité des galeries bascule. Et pour moi, le Centre Pompidou demeure la montagne à gravir, l’axe magnétique. Le Marais restera central, et les travaux au Centre n’y changeront rien. » Benoît Porcher en est tout autant persuadé. Installé rue Quincampoix avec sa galerie Semiose, dans l’ancienne galerie agnès b., il apprécie le voisinage : « Cela a bien sûr un impact sur les circuits, tout cela au centre de Paris, à 20 minutes de tout en métro. Si c’est compliqué pour les gens en voiture, qu’ils prennent l’hélico ! », s’amuse-t-il.


Chez Art : Concept , on a une autre solution : les collectionneur∙euse∙s les plus huppé∙e∙s peuvent se garer dans son passage Sainte-Avoye, comme les camions de transport. « Un luxe dans le coin », reconnaît Olivier Antoine, son directeur, qui y a été rejoint par la galerie Allen, ainsi que par l’antenne parisienne de l’influente entreprise Lévy Gorvy Dayan (jusqu’à récemment LGDR). Mais celle-ci vient de fermer son espace pour en ouvrir un autre, qui reste pour l’instant secret. Autre bénéfice de ce relatif isolement : « Quand la rue des Francs-Bourgeois étouffe sous la foule chaque week-end, on pousse notre portail, et c’est Paris avec des arbres et des oiseaux », raconte Olivier Antoine, véritable figure du Marais, attachée depuis 15 ans à ce côté « créatif que n’aura jamais Matignon ».
On l’a compris, Belleville a souffert de ces glissements de terrain. Y restent attachées deux excellentes galeries qui défendent l’émergence, Marcelle Alix et Crèvecœur, mais cette dernière s’est aussi offert une annexe dans le 7e arrondissement. Chiche en vastes espaces, le quartier populaire a en outre perdu l’un∙e de ses fervent∙e∙s défenseur∙e∙s : la galerie 22,48 m2 vient de le quitter pour Romainville, où elle rejoint une poignée de confrères∙consœurs sur le site de la Fondation Fiminco. Jocelyn Wolff avait déjà fait le voyage dès l’ouverture du site, il y a trois ans, pour inventer, avec ses les galeries In Situ – Fabienne Leclerc, Air de Paris et Sator, un nouveau modèle intitulé Komunuma. Un au-delà du périph’. Deux mastodontes les avait précédé∙e∙s dans cette exploration de la banlieue est : Thaddaeus Ropac qui, en plus du Marais, a investi une lumineuse usine en bordure de Pantin, et Larry Gagosian, qui consacre son magnifique hangar du Bourget aux installations les plus colossales.
Les espaces de Komunuma sont plus humbles, mais portés par la belle énergie de ses occupant∙e∙s. « Je n’imaginais pas notre galerie, qui défend la marge, se conformer au modèle établi dans le Marais ; nous sommes en recherche d’un modèle différent, et cette communauté est nouvelle et unique », assure Rosario Caltabiano, fondateur de 22,48 m2. Nous parions sur le développement de ce site, il reste encore plein de choses conviviales à inventer. » Cofondateur du lieu, Jocelyn Wolff ne peut qu’enchérir : « On ne pense pas pareil ici qu’entre les murs lambrissés des quartiers chics, c’est fondamental pour nous de nous ancrer dans la réalité de la ville d’aujourd’hui. Rappelons-le aussi, nous ne sommes qu’à 20 minutes de Bastille ! » Avec pas mal d’espaces encore disponibles, pour les intéressé∙e∙s…

Emmanuelle Lequeux est une journaliste basée à Paris.
Publié le 14 septembre 2023.
Toutes les images et vidéos par Aliki Christophorou pour Art Basel.
Légende des images , de haut en bas : 1, 9. Belleville. 2. Parc de l’Hôtel Salé - Léonor Fini. 3. Place des Vosges. 4. galerie frank elbaz. 5. Passage Sainte-Avoye, Paris. 6. Galerie Allen. 7. Vue d’installation d’une exposition de Nina Childress chez Art : Concept, Paris. 8. Komunuma, Romainville.