Entre 1985 et 1989, la galeriste Monika Sprüth a publié trois numéros du désormais légendaire magazine Eau de Cologne. Cette publication présentait de nombreuses artistes, auteures et intellectuelles allemandes, mais aussi américaines, dont Jenny Holzer, Barbara Kruger, Louise Lawler, Cindy Sherman et Rosemarie Trockel, pour n’en citer que quelques-unes. En 1985, 1987 et 1989, le magazine a inspiré trois expositions exclusivement consacrées à des femmes. Elles sont aujourd’hui reconnues comme ayant changé la donne dans ce qui était alors une scène très machiste.
Pour le deuxième volet de leurs entretiens sur les expositions emblématiques en galerie, les deux commissaires Pierre-Alexandre Mateos et Charles Teyssou évoquent l’origine de la toute première exposition « Eau de Cologne », présentée en 1985, avec Monika Sprüth – qui avait fondé sa galerie en 1983 – et Philomene Magers – qui avait ouvert la sienne en 1991. Les deux ont fusionné en 1998 pour devenir Sprüth Magers.

Charley Teyssou et Pierre-Alexandre Mateos : Pouvez-vous retracer le contexte de l’exposition « Eau de Cologne » en 1985 et ce qui vous a amenées à l’organiser ?
Monika Sprüth : Au début des années 1980, Cologne était une scène artistique très vivante et fortement liée à New York. C’est là que je vivais, et après avoir quitté mon poste d’architecte et d’urbaniste, je me suis retrouvée propulsée dans cet univers. Certes, j’avais déjà fait la connaissance de Rosemarie Trockel, mais je n’avais pas vraiment l’intention d’ouvrir une galerie. Dans le même temps, j’étais très proche de tous les jeunes peintres allemands du groupe Mülheimer Freiheit, comme Walter Dahn, Jiří « Georg » Dokoupil et, un peu plus tard, Martin Kippenberger.
Avec ces relations, l’idée d’ouvrir une galerie s’est peu à peu imposée. Nous avions la chance, à Cologne, d’avoir de grands artistes, comme Sigmar Polke, Gerhard Richter et A. R. Penck. Mais dans l’ensemble, c’était très masculin, comme l’illustre l’histoire de l’art. Lorsque le projet d’ouvrir une galerie a germé, la question s’est posée de savoir à quelle nécessité elle pourrait répondre. Il y avait bien sûr des artistes intéressants comme Peter Fischli et David Weiss, Andreas Schulze et George Condo que je voulais montrer, mais mon véritable objectif était de mettre en avant les femmes artistes.
Dans un premier temps, je n’ai pas dévoilé mon objectif, car, à l’époque, n’exposer que des femmes vous mettait hors-jeu, mais c’était bien ce que j’avais en tête. L’idée était de montrer les meilleures artistes de notre génération et, avec Rosemarie, de les soutenir pour faire émerger de nouvelles figures inspirantes pour les femmes.
Quand avez-vous ouvert votre galerie exactement ?
J’ai ouvert en 1983 avec une exposition d’Andreas Schulze, puis de Rosemarie Trockel et, plus tard dans l’année, de Cindy Sherman et Jenny Holzer. À l’époque, la situation était la suivante : « Si l’art est bon, il est bon, et peu importe le genre. » Mais nous savons tou∙te∙s que l’on ne peut faire du bon que si l’on est soutenu∙e, et le soutien n’existait pas du côté des femmes. Deux ans plus tard, en 1985, pendant la foire d’art de Cologne – qui est la mère de toutes les foires d’art et qui était, à l’époque, incroyablement importante au niveau international –, l’idée de faire une exposition entièrement consacrée à des femmes s’est concrétisée. Peut-être pour pousser la provocation un peu plus loin, ou pour lui donner un peu plus d’élan, j’ai pensé que nous pourrions aussi faire un magazine. C’est ainsi qu’a débuté Eau de Cologne, dont le titre n’a d’ailleurs pas été inventé par une femme, mais par mon partenaire de l’époque, Pasquale Leccese. Il m’a dit : « Et si tu l’appelais Eau de Cologne ? » Comme, à l’époque, le magazine le plus en vogue était Interview, j’ai pensé à le copier et à en changer le contenu. L’idée était de montrer des femmes fortes et influentes dans la culture, l’art, la musique et l’écriture – c’était très simple, mais provocateur. La première exposition réunissait Cindy Sherman, Jenny Holzer, Barbara Kruger, Rosemarie Trockel et Ina Barfuss, qui était une peintre allemande intéressante. Il était difficile à l’époque de trouver des femmes peintres.
Comment avez-vous rencontré les artistes américaines qui étaient principalement affiliées à la Pictures Generation ?
MS : Je ne m’en souviens même pas. Je peux seulement dire que Kasper König m’a donné le numéro de téléphone de Jenny Holzer. Mais je savais clairement qui étaient les artistes intéressantes. Il y avait une forte connexion entre New York et Cologne à cette époque. Beaucoup venaient à Cologne, dont George Condo, que la galerie a exposé très tôt. Mais c’était moins le cas pour les femmes, car elles savaient que le contexte, pour elles, n’était pas aussi ouvert qu’à New York.
Philomene Magers : J’étais adolescente, et ayant grandi là-bas, dans le monde de l’art, je me souviens que Cologne était très macho à cette époque.


En effet. Il y a cet article publié en 2003 dans Artforum par Daniel Birnbaum : Ripening on the Rhine: The Cologne Art World of the ’80s, qui décrit la consommation excessive d’alcool et l’atmosphère très masculine de la scène artistique. C’était vraiment un monde à part.
MS : Rosemarie et moi avons joué le jeu. Nous avions quelque chose en tête, sans penser que cela pourrait être un jour un succès, mais nous voulions au moins provoquer et secouer cette scène masculine. Lorsque la première exposition « Eau de Cologne » a eu lieu, la galerie était déjà reconnue, mais à l’inauguration, j’ai encore entendu des remarques du genre : « Ça ne sert pas à grand-chose, parce que ce sont de bonnes artistes, et ça n’est pas parce que ce sont des femmes. » Dix ans plus tard, alors que nous avions atteint une certaine notoriété au niveau international, personne n’aurait encore pris le risque de ne pas avoir une femme artiste dans son programme. Mais pour nous, l’objectif principal était de soutenir et de mettre en avant des modèles de femmes artistes fortes pour la prochaine génération. Cela faisait défaut dans le monde de l’art. Comme vous le savez, il y avait très peu de femmes artistes comme Hanne Darboven ou Bridget Riley, que nous exposons toutes les deux aujourd’hui. À l’époque, les artistes avaient même du mal à accepter l’idée d’être vraiment ouvertes sur leur identité féminine.
Trois grandes installations de trois artistes (Barbara Kruger, Rosemarie Trockel et Louise Lawler) présentées dans « Eau de Cologne » ont été exposées à la dernière Biennale de Venise. Comment analysez-vous la situation actuelle des femmes dans le monde de l’art ?
MS : Le pouvoir est toujours entre les mains des hommes. Le monde de l’art fait un peu figure d’exception, car les choses ont légèrement avancé par rapport à d’autres pans de la société. Donc, bien sûr, la situation est complètement différente aujourd’hui, mais globalement, je pense qu’il y a encore beaucoup à faire.
PM : Je crois vraiment qu’en règle générale, les artistes masculins bénéficient encore d’un soutien plus important. Et si vous regardez les prix du marché de l’art, cela vient confirmer cette observation.
MS : Par une forme de perversion dans le monde de l’art, les peintures sont plus chères que n’importe quelle œuvre conceptuelle. Ainsi, si vous êtes une femme peintre talentueuse, les prix de vos œuvres peuvent être intéressants, mais jamais au niveau de ceux des artistes masculins. Quand vous regardez une artiste influente et incroyable comme Barbara Kruger, ses œuvres dépassent rarement le million de dollars.


Aujourd’hui, votre programme s’est développé dans de nombreuses directions. Il semble qu’à travers John Waters, Lizzie Fitch et Ryan Trecartin ou Kenneth Anger, vous ayez développé un goût pour une esthétique hollywoodienne décadente, camp et cauchemardesque.
PM : C’est très subjectif et cela ne concerne que moi. Je me suis vraiment intéressée aux artistes de ma génération, mais aussi aux artistes qui étaient les idoles de ma génération, c’est-à-dire les artistes minimalistes et conceptuel∙le∙s. Au début, j’étais très impliquée dans le minimalisme. Mais en 1992, alors que j’étais à Los Angeles, j’ai vu l’exposition révolutionnaire organisée par Paul Schimmel au MOCA, « Helter Skelter: L.A. Art in the 1990s ». C’est l’exposition qui m’a fait comprendre le côté sombre de l’Amérique, avec Chris Burden, Mike Kelley, Charles Ray, Paul McCarthy, entre autres. Puis, dans la foulée, Lars Nittve a organisé l’exposition « Sunshine & Noir: Art in L.A., 1960-1997 », à laquelle ont participé quelques autres artistes important∙e∙s de Los Angeles. C’est là que j’ai vu pour la première fois le travail de Craig Kauffman, par exemple. Ces deux expositions m’ont ouverte à tout cet univers. Nous étions déjà impliquées avec John Baldessari et Ed Ruscha, mais cela a pris une autre tournure. Je pense que c’est ce qui nous a amenées sur la ligne dont vous parlez.
Comment envisagez-vous le dialogue entre votre espace à Los Angeles et celui récemment ouvert à New York ?
MS : Nous avons été heureuses lorsque John Baldessari et Barbara Kruger nous ont demandé d’ouvrir une galerie à L.A., parce que nous pensions que c’était pertinent. Il y a dans cette ville de grandes écoles d’art, et d’autres discours artistiques s’y développent. Nous pensions vraiment qu’il était plus intéressant de couvrir les États-Unis depuis L.A., sachant que beaucoup des artistes que nous représentons sont là-bas. Mais Metro Pictures a fermé, et nous avons maintenant de nombreux∙ses artistes qui ne sont pas représenté∙e∙s à New York, ou qui exposent là-bas, mais dont nous sommes la galerie principale. Il est important pour nous de pouvoir les soutenir directement depuis leur ville de résidence.
PM : Nous avons par ailleurs eu jusqu’à présent de très grands espaces, et l’autre aspect de New York, c’est que là, il est au contraire beaucoup plus intime. Cela invite vraiment à proposer des expositions comme celle que nous faisons actuellement avec Baldessari. Elle est axée sur les travaux préparatoires que John a réalisés en amont de chaque œuvre. En fait, ce que nous essayons de faire, c’est de donner au public un aperçu de ce qui se passe dans la tête de John Baldessari pendant le processus de création. L’exposition met en contexte certaines de ses archives visuelles. C’est le genre d’exposition qui, selon nous, a du sens pour New York, car elle se concentre sur un aspect du travail de l’artiste et tente de le contextualiser de manière appropriée. Cette démarche est pertinente dans une ville où de nombreux travaux de nos artistes ont déjà été exposés.
Le duo de commissaires Pierre-Alexandre Mateos et Charles Teyssou organisera le programme de Conversations lors de la première édition de Paris+ par Art Basel. En septembre 2022, leur exposition collective « Das Gold der Liebe » a été inaugurée à la galerie Shore, à Vienne, dans le cadre du festival de galeries « Curated by ». En 2022, ils ont lancé « Paris Orbital », une série de conférences publiques à la Bourse de Commerce – Pinault Collection, à Paris. Leur livre Cruising Pavilion sera publié par Spector Books, Leipzig, Allemagne, et HEAD, Genève, Suisse, en 2023.
Sprüth Magers participera au secteur Galeries de Paris+ par Art Basel, du jeudi 20 au dimanche 23 octobre 2022.
Légende pour l'image en pleine page : Vue d'installation de l'exposition « Eau de Cologne » à Sprüth Magers, Berlin, 2015. Photographie de Tim Ohler. Avec l'aimable autorisation de Sprüth Magers.
Traduction française : Henri Robert

