<p>Les cinéastes et artistes libanais∙e∙s racontent la naissance et l'évolution de leur parcours à la recherche d'une narration poétique et engagée</p>

Propos recueillis par Juliette Desorgues

Vie d'artistes : Joana Hadjithomas et Khalil Joreige

<p>« Nous nous sommes rencontré∙e∙s très jeunes et avons commencé, vers l'âge de 19 ans, à faire de l’art. Nous avons toujours vu les choses de façon collaborative, comme un duo. Un collectif, on pourrait dire aujourd'hui. C’est un projet de vie. Il n’y a pas de séparation entre notre vie et notre art. Nous disons souvent que nous sommes venu∙e∙s à nos pratiques, aussi bien artistiques que filmiques, par accident et surtout par nécessité face au contexte dans lequel nous vivions. Nous n’avons étudié ni l'art, ni le cinéma mais la littérature. C’est aussi pour cela que nous retrouvons toujours une forme de storytelling dans notre pratique. Nos œuvres, même si elles sont centrées sur une recherche d’abord formelle, racontent des histoires, alternatives au récit dominant. Nous qualifions ces histoires de secrètes. Elles racontent ce que la destruction fait à nos images, à nos représentations, et elles révèlent la latence, l’invisibilité des formes, des arnaques digitales, un projet spatial oublié ou plus récemment la géologie ou l’archéologie des espaces souterrains des villes. »</p>

<p>« À la fin de la guerre civile libanaise dans les années 1990, nous avons commencé à créer des images. Les choses se sont passées pour nous de façon très organique. Rien n'était vraiment planifié. Nous grandissions à Beyrouth dans une ville qui sortait d'une guerre et qui était totalement détruite. Nous avons éprouvé ce besoin, à travers l’art, de garder des traces. </p><p>Le contexte de l’époque au Liban permettait de poser de vraies questions de représentation, de construction d’imaginaire. Le pays était en ébullition, et en pleine reconstruction. D’une part nous n’avions pas de formation artistique académique et d’autre part, le marché de l’art était encore inexistant au Liban. Nous étions donc dans un espace de jeu sans limites. Nous avons gardé cette liberté dans notre pratique avec plusieurs médiums comme la photographie, la sculpture, la tapisserie, l'installation, le cinéma et la performance. Cette fluidité de travail s’explique aussi par le fait que nous n’avions au départ ni règles ni codes. Les rencontres, les hasards, la sérendipité, jouent jusqu’aujourd’hui un rôle important dans notre recherche. »</p>

<p>« Ce contexte nous a aussi poussé∙e∙s aussi à utiliser des outils artistiques spécifiques, comme la photographie. Le rapport au réel que permet ce type de médium, nous a aidé∙e∙s à appréhender un territoire en mutation permanente et une ville, Beyrouth, en transformation continuelle. L’idée de représentation n’était pas simplement une question formelle, elle définissait fondamentalement notre rapport au monde. C’est comme cela que nous avons commencé à nous interroger. Ce fut notre formation artistique. »&nbsp;</p>

<p>« Dès le début, nous avons refusé les catégories et les définitions. Nous cherchions à la fois un territoire dans lequel nous pouvions nous reconnaître, et à établir un lieu de rencontre et de partage. Mais nous ne sommes pas lié∙e∙s à une position ou une place définie. Ces notions-là sont toujours en mouvement pour nous. Nous avons le sentiment d’être des chercheurs. Nous ne sommes pas intéressé∙e∙s par ce que nous avons trouvé. Nous sommes intéressé∙e∙s par l’idée de chercher et d’explorer, de se plonger dans le vertige du temps, comme notre projet <em style="background-color: initial;">Unconformities </em>(2016-2022) qui traite du monde invisible et souterrain de trois villes, Athènes, Paris et Beyrouth et d’une ville romaine, Orthosia, ensevelie, oubliée et qui est réapparue récemment. »</p>

<p>« Un des moments marquants dans notre carrière est arrivé lors de notre première exposition, intitulée « Beyrouth Fictions Urbaines » avec comme sous-titre « L’Archéologie de notre Regard » (1997) à l’Institut du Monde Arabe. Ce premier projet nous a permis de réfléchir, par le biais de la photographie, à la manière dont notre regard s’est constitué et transformé dans le temps. La dernière œuvre de cette exposition, <em>Le Cercle de confusion</em> (1997), présente une photographie de Beyrouth découpée en 3000 morceaux, où chaque fragment est marqué au verso par la phrase « Beyrouth n'existe pas ». Les visiteur∙euse∙s étaient invité∙e∙s à choisir et à emporter un fragment de cette image qui, en disparaissant, laissait apparaître un miroir qui renvoyait à chacun∙e sa propre image. C’est une œuvre que l’on présente encore très souvent et qui a marqué un moment déclencheur dans notre pratique où nous avons compris que nous ne ferions pas de photographie traditionnelle et qu’un territoire, comme le Liban, peut agir comme un indice révélateur, sentinelle de l’état du monde. »</p>

<p>« Notre dernière œuvre <em>Unconformities</em> qui comprend sculptures, dessins, films, photographies et tapisseries, occupe une place essentielle dans notre pratique. Après les explosions au port de Beyrouth de 2020, notre atelier a été complètement détruit. La pratique de la tapisserie, un long travail, a eu un pouvoir de restauration durant cette période. D’une œuvre à l'autre, nous n’arrêtons pas d’apprendre et d’explorer des médiums différents qui ouvrent notre champ formel et nous poussent à expérimenter, à chercher des approches nouvelles, autant poétiques que politiques. Aujourd’hui nous préparons la Biennale de Lyon. Nous y présentons trois œuvres différentes. Elles sont liées à un projet intitulé <em>J’ai regardé fixement la beauté&hellip;</em> (2020) qui interroge et oppose la poésie au chaos du monde et ses incertitudes. »</p>

<p>Juliette Desorgues est curatrice et auteure. Elle vit et travaille entre Paris et Londres.  </p><p>Joana Hadjithomas et Khalil Joreige sont représenté∙e∙s par&nbsp;<a href="https://www.artbasel.com/catalog/gallery/2012/In-Situ-fabienne-leclerc">In Situ – fabienne leclerc</a> (Paris). Iels participent à la 16<sup style="background-color: initial;">e&nbsp;</sup>Biennale d'art contemporain de Lyon, sous le commissariat Sam Bardaouil and Till Fellrath,&nbsp;du 14 septembre au 31 décembre 2022.</p><p><a href="https://www.artbasel.com/catalog/gallery/2012/In-Situ-fabienne-leclerc">In Situ - fabienne leclerc</a> présentera l'œuvre&nbsp;des artistes lors de la prochaine édition de Paris+ par Art Basel, qui aura lieu du 20 au 23 octobre 2022.</p><hr /><p>Légende pour les images en pleine page, de haut en bas :</p><p>Vue d'installation des œuvres de Joana Hadjithomas et Khalil Joreige dans l'exposition du Prix Marcel Duchamp exhibition, Centre Pompidou, Paris, 2017. Avec l'aimable autorisation des artistes et In Situ - fabienne leclerc, Grand Paris. Photographie de Thomas Lannes.<br />Joana Hadjithomas and Khalil Joreige, Two Suns in a Sunset #3, 2010. Avec l'aimable autorisation des artistes et In Situ - fabienne leclerc, Grand Paris.<br />Joana Hadjithomas and Khalil Joreige, Message with out a code N°3 (détail).&nbsp;Avec l'aimable autorisation des artistes et In Situ - fabienne leclerc, Grand Paris.</p>

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