Au croisement des mythes et du geste, son exposition pour le programme public de Paris+ par Art Basel met en scène une bougie en route vers l’inconnu

Skye Sherwin 

L’artiste Jessica Warboys propose un voyage mystérieux à l’École des Beaux-Arts

Dans la collection d’objets symboliques et en constante évolution proposée par Jessica Warboys, l’un d’eux a fait une entrée fracassante : une longue bougie noire à deux extrémités. Moulée en crochet à chacun de ses bouts, elle prend l’allure d’un bâton de pèlerin fait pour explorer des mondes jumeaux. À mesure que les deux flammes progressent le long de leur mèche commune, ce vers quoi elles tendent s’évanouit peu à peu. Pour l’artiste née au Royaume-Uni et installée en Norvège – dont l’exposition à la chapelle des Petits-Augustins des Beaux-Arts de Paris promet d’être un des temps forts du programme public de Paris+ par Art Basel –, « [la bougie] peut prendre le sens d’une poursuite, d’une quête, peut-être de la connaissance, de l’amour… Son pouvoir est à la fois fini et infini, on ne la voit pas brûler, en fait ».

Depuis les années 2000, Jessica Warboys cultive cet état de tension exaltante entre « le saisissable et l’insaisissable » avec une pratique éparse et en recherche constante. À travers la peinture, l’image animée, la performance, le travail du verre, la sculpture, le textile, le son – entre autres –, elle a fait du liminal son territoire. L’artiste traque les aires nébuleuses, qu’elle décrit comme « les interstices de votre perception ou [entre] la conscience et l’inconscience ; [les] espaces sauvages qui séparent l’ordre de l’ordre ». Ses lieux de tournage préférés – sites mégalithiques, centres anciens d’apprentissage cloîtré comme les couvents ou les bibliothèques, forêts épaisses et falaises balayées par le vent – sont chargés de siècles, voire de millénaires d’imaginaire humain ; là résident les croyances spirituelles, les superstitions, les contes folkloriques. Les objets qu’elle fabrique, eux, oscillent entre œuvre et accessoire de théâtre, et s’inspirent souvent de traditions artisanales comme le tissage ou l’ébénisterie. Puis il y a les zones littéralement intermédiaires où l’artiste crée ses vastes peintures abstraites non tendues : l’espace flanqué de terre et de mer, ou de berge et de rivière, où elle immerge les toiles, ajoute des pigments minéraux et laisse la marée ou le courant, le vent, la végétation, et l’effort qui consiste à déplacer les œuvres dans du sable ou de la terre contribuer, tous, au geste pictural.

L’intérêt qu’a toujours eu Jessica Warboys pour les lieux où se rencontrent nature et imagination humaine nourrit l’installation film 16 mm et vidéo – énigmatique, irrésistiblement ensorcelante – présentée dans « THIS TAIL GROWS AMONG RUINS », son exposition pour Paris+ par Art Basel qui se tient en octobre. Alors que des bougies incandescentes nous montrent le chemin à travers un monde nocturne vu à l’envers qui défile sur trois écrans, l’imagerie passe d’un personnage vêtu de rouge aux allures de Nosferatu à une silhouette cornue se détachant sur la paroi d’une grotte, tandis qu’une haute bougie se transformant en appendice de licorne est placée sur la tête de la personne qui la porte et marche dans une forêt. Les créatures mythifiées qui ont inspiré ce projet et éludent la caméra sont une colonie de chauve-souris peuplant le monastère du 17e siècle de Santa Clara-a-Velha et la baroque Biblioteca Joanina à Coimbra, au Portugal, où le film a en partie été tourné. Chaque soir, les gardiens du lieu déroulent des bâches de cuir pour protéger les tables du 18e siècle des déjections, comme s’il s’agissait d’un « acte rituel […] exécuté avec soin et cérémonie », note-t-elle. Loin d’être des intrus abhorrés du folklore, ces chiroptères gobent les insectes qui, sans eux, détruiraient les manuscrits, et jouissent du statut d’hôtes privilégiés depuis au moins le 19e siècle.

Jessica Warboys dit avoir été tout autant attirée par cette relation symbiotique entre l’humain et la chauve-souris que par la manière dont ces créatures résonnent dans notre imaginaire culturel. « Nos projections sur les chauve-souris, l’impact qu’elles ont eu sur nous, c’est une autre façon de coexister », souligne-t-elle. Son collaborateur régulier et compagnon, Morten Norbye Halvorsen, a composé une bande-son troublante à souhait en utilisant des ultra-sons pour amplifier les cris des chiroptères qui, autrement, auraient été imperceptibles pour les oreilles humaines. Ce triptyque cinématographique et son « chant de la nuit » seront installés dans l’espace d’exposition des Beaux-Arts de Paris, la chapelle des Petits-Augustins, seul édifice qui subsiste d’un autre établissement religieux du 17e siècle, un couvent où, autrefois, les nonnes chantaient les heures. « Chaque espace lance un appel à un autre », annonce Jessica Warboys. « Toutes les fois où une œuvre voyage et est exposée, elle accumule quelque chose de son nouveau contexte. »

La répétition à travers laquelle des objets, des lieux, des personnages mythiques ou historiques acquièrent du sens est un modus operandi de première importance pour Jessica Warboys. SEA RIVER O (2023), l’ensemble de peintures de mers et de rivières qui accompagne la nouvelle installation cinématographique, par exemple, utilise des toiles qui ont déjà été exposées séparément. Ici, ces œuvres non tendues seront présentées sous la forme d’un patchwork lâche placé horizontalement sur un socle, leurs bords effilochés s’entremêlant. Avec leurs flots expressionnistes de couleurs, les peintures fonctionnent comme les mémoires indexées du processus de leur propre création, que l’artiste ne documente jamais autrement. L’intérêt de Jessica Warboys pour le voyage créatif plutôt que pour sa destination remonte probablement à l’époque où elle était étudiante à la Slade, en 2004, auprès de sculpteur∙rice∙s tel∙le∙s Phyllida Barrow. « Cela m’a rendue très consciente du processus », confie-t-elle.
Il en va de même au sein des expositions, où le statut de ses objets varie selon la manière dont ils sont utilisés et ce que nous sommes invité∙e∙s à voir en eux. Dans Pageant Roll (2012), le film de commande réalisé pour la présentation de Jessica Warboys à la Hauptbahnof, à Cassel, pour la dOCUMENTA (13), le cadre est le cercle de pierre des Cornouailles connu sous le nom des « Neuf Demoiselles ». Un carré peint en rouge s’est glissé parmi les mégalithes et un parasol à franges roule à travers champ. Ce sont davantage des personnages que des accessoires. Matérialisé dans la galerie, le carré rouge acquiert le statut de sculpture. En le reconnaissant, nous acceptons son importance, bien que, dans l’univers poétique et elliptique de Jessica Warboys, la signification de ce qui se répète, que ce soit un objet ou une couleur, relève plutôt du ressenti que de la compréhension. À nouveau, comme avec la bougie à double extrémité, la finalité ou la révélation paraissent simplement hors de portée.

Les motifs circulaires – cerceaux, œufs, disques, entre autres – sont des symboles privilégiés dans le lexique de Jessica Warboys. Bien que, dans de nombreuses cultures, la place du cercle soit aussi intemporelle que la lune (une autre référence dans son travail), l’artiste souligne qu’« il s’agit plus du potentiel de transformation d’un objet que ce qu’il suggère d’une manière plus archétypale. Les objets reviennent sous une autre forme. Un cerceau peut se défaire et devenir un serpent. La cire de bougie peut passer du liquide au solide, puis repasser au liquide ».
Dans Pageant Roll&nbsp;on croit apercevoir un bout de queue noire désincarnée pointant de sous un rideau, assez littéralement parmi des images de ruines. C’est une chute de chapeau en fourrure que l’artiste a découverte par hasard et qui, depuis, a évolué pour devenir cette bougie noire. « J’ai besoin de ce sentiment d’instabilité, d’être capable de créer de nouveaux réseaux et de nouvelles possibilités », explique l’artiste pour qui la non-conclusion est primordiale. « Je veux être en mesure de garder les choses en vie et animées en tant que matériaux susceptibles de changer à tout moment – sans exactement qu’elles se transcendent, mais sans l’exclure non plus. » 
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<a href="https://parisplus.artbasel.com/public-program/chapelle-petits-augustins-beaux-arts-paris" target="_blank">Jessica Warboys</a> présentera « THIS TAIL GROWS AMONG RUINS » à la chapelle des Petits-Augustins des Beaux-Arts de Paris avec <a href="https://www.artbasel.com/catalog/gallery/2886/Gaudel-de-Stampa" target="_blank">Gaudel de Stampa</a> (Paris), dans le cadre du <a href="https://parisplus.artbasel.com/public-program" target="_blank">programme public</a> de Paris+ par Art Basel 2023. L’exposition sera visible du 17 au 22 octobre.
Skye Sherwin est une auteure spécialisée en art basée à Rochester, dans l’État de New York. Elle contribue régulièrement au Guardian et à de nombreuses publications sur l’art.
Publié le 4 octobre 2023.
Légende des images en pleine page, de haut en bas : 1.&nbsp;Jessica Warboys, THIS TAIL GROWS AMONG RUINS, 2023. 2. River Painting, Fossbekken, 2021. Avec l'aimable autorisation de la galerie Gaudel de Stampa et de l'artiste.
Traduction francaise : Carole Coen.

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Jessica Warboys, THIS TAIL GROWS AMONG RUINS, 2023.

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Jessica Warboys, THIS TAIL GROWS AMONG RUINS, 2023

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Jessica Warboys Portrait

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Jessica Warboys Duo

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At the crossroads of myth and mark-making, her exhibition for Paris+ par Art Basel’s Public Program stages a candle journeying towards the unknown

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