En collaboration avec Numéro art

Andy Warhol et Jean-Michel Basquiat auraient pu ne jamais se rencontrer. Séparés par 32 années, les deux artistes proviennent de milieux totalement différents : originaire de Pittsburgh et diplômé des Beaux-Arts, le premier fait, dans les années 1950, ses armes à New York dans la communication publicitaire et le design de chaussures. Élevé à Brooklyn dans les années 1960 par une famille d’origine haïtienne, le second commence par investir la rue avec le graffiti et son fameux logo signature, SAMO.

Alors que 1982 est souvent citée comme l’année de leur première rencontre, autour d’un déjeuner organisé par le galeriste Bruno Bischofberger, celle-ci a, en réalité, eu lieu trois ans plus tôt. Âgé de seulement 17 ans, Jean-Michel Basquiat passe ses journées à interpeller les passants de la ville pour leur vendre ses collages sur cartes postales. Un jour, dans un restaurant de Soho, il aperçoit Andy Warhol en compagnie de Henry Geldzahler, le directeur du Metropolitan Museum of Art (MET). Le jeune homme prend son courage à deux mains et les aborde pour leur proposer deux de ses œuvres, qu’ils paieront 1 dollar chacune. Bien que mémorable pour Basquiat, ce moment ne le sera pas tant pour Warhol, qui restera, les années suivantes, assez dubitatif sur le potentiel du jeune homme.

Michael Halsband, Andy Warhol and Jean-Michel Basquiat #143, 1985. © Michael Halsband.
Michael Halsband, Andy Warhol and Jean-Michel Basquiat #143, 1985. © Michael Halsband.

En 1983, alors que Basquiat séjourne chez Bruno Bischofberger à Saint-Moritz, le galeriste a la surprise de découvrir la patte du peintre new-yorkais sur les dessins de sa propre fille de trois ans. Une idée lumineuse lui vient : inviter ce jeune prodige de l’art à créer des œuvres avec d’autres peintres de renom, afin de permettre à son talent de rayonner davantage. Lorsqu’il soumet l’idée à Jean-Michel Basquiat, celui-ci est très enthousiaste et lui cite immédiatement le nom d’Andy Warhol.

Le projet tombe à pic pour stimuler ce dernier qui, après des années 1960 florissantes, se fait désormais plus discret et moins audacieux, réalisant principalement des portraits pour des célébrités et de riches hommes d’affaires. Le galeriste suggère également Francesco Clemente, grand peintre italien proche de Basquiat, comme autre participant au projet. En 1983 et 1984, les trois artistes acceptent de réaliser ensemble une quinzaine d’œuvres : leur collaboration tricéphale est lancée.

Cette œuvre à six mains prend un autre tournant lorsque Andy Warhol et Jean-Michel Basquiat décident de prolonger leur collaboration. Au sein de la Factory, leur geste se libère, tandis que les formats de leurs toiles augmentent pour atteindre jusqu’à 8 mètres de large (Chair, 1985) et près de 3 mètres de haut (6,99, 1984 et Mind Energy, 1985), brouillant encore davantage les frontières entre beaux-arts et communication visuelle de masse. Les toiles de Basquiat et Warhol dégagent de grandes zones vides aux couleurs vives et unies pour favoriser l’expressivité de leur style. La complémentarité des deux peintres triomphe, mariant l’esthétique « à vif et directe » du premier et celle « de la distance, voire de l’indifférence, non dénuée d’ironie » du second, telles que les définit Suzanne Pagé, directrice artistique de la Fondation Louis Vuitton.

D’un tableau à l’autre, plusieurs éléments reviennent. De Warhol, on retrouve par exemple le logo GE de General Electric – immense firme américaine d’énergie – et la carte de Chine – pays qui fascine l’artiste depuis une décennie par sa culture, son président, Mao Zedong, et les codes visuels de la propagande communiste. De Basquiat, on voit régulièrement apparaître la banane – hommage à la couverture iconique de l’album The Velvet Underground & Nico signée Warhol (1967) – ou encore les masques africains, auxquels les deux peintres consacrent une œuvre entière en 1984.

Jean-Michel Basquiat and Andy Warhol, Mind Energy, 1984. Avec l’aimable autorisation de la Galerie Bruno Bischofberger, Männedorf-Zurich. © Estate of Jean-Michel Basquiat Licensed by Artestar, New York © The Andy Warhol Foundation for the Visual Arts, Inc. / Licensed by ADAGP, Paris 2023.
Jean-Michel Basquiat and Andy Warhol, Mind Energy, 1984. Avec l’aimable autorisation de la Galerie Bruno Bischofberger, Männedorf-Zurich. © Estate of Jean-Michel Basquiat Licensed by Artestar, New York © The Andy Warhol Foundation for the Visual Arts, Inc. / Licensed by ADAGP, Paris 2023.

Régulièrement, ils se répondent par leur interprétation respective d’un même sujet : une bouche grimaçante remplie de dents pointues de Basquiat répond à un dentier lisse de Warhol, tandis que le logo en éclair de la marque Zenith Electronics croise des corps déchaînés par des décharges électriques. Accrochée en ouverture de l’exposition à la Fondation Louis Vuitton, l’œuvre Arm and Hammer II (1985), d’après la marque éponyme de produits d’entretien, montre explicitement ce miroir artistique avec deux sujets juxtaposés et encerclés de rouge sur un fond doré : à droite, le bras musclé soulevant un haltère du logo de la marque est ajouté par Warhol ; à gauche, un visage noir jouant au saxophone signé Basquiat. Si, formellement, les courbes de l’instrument font écho à celles du biceps, les deux éléments proposent surtout deux visions de la masculinité, où l’apparence lisse et ordonnée du logo contraste avec celle du personnage, beaucoup plus expressive et déstructurée.

Au printemps 1985, Bruno Bischofberger a la surprise de constater combien son idée originale a porté ses fruits, au point que les deux artistes se l’approprient sans même l’en informer. Lorsqu’il expose quelques mois plus tard, pour la première fois, une vingtaine de ces œuvres, la réception critique est presque unanimement négative. L’œuvre très radicale du jeune Jean-Michel Basquiat est encore loin de gagner l’adhésion du public, et les institutions, « pas encore prêtes », selon le galeriste, se désintéressent complètement du projet. Seuls quelques collectionneurs voient un potentiel dans cette rencontre entre un artiste établi et son protégé. Grand susceptible, Basquiat, est très affecté par l’accueil mitigé de son travail, met fin aux collaborations et prend ses distances avec son aîné. Plus aguerri et habitué aux critiques, Andy Warhol voit toutefois ses limites lorsque le New York Times décrit Basquiat comme « sa mascotte », qu’il aurait manipulé pour obtenir de lui cette riche production.

Jean-Michel Basquiat and Andy Warhol, 6,99,1984. Avec l’aimable autorisation de la Collection Nicola Erni. © The Andy Warhol Foundation for the Visual Arts, Inc. / Licensed by ADAGP, Paris 2023. © Estate of Jean-Michel Basquiat Licensed by Artestar, New York.
Jean-Michel Basquiat and Andy Warhol, 6,99,1984. Avec l’aimable autorisation de la Collection Nicola Erni. © The Andy Warhol Foundation for the Visual Arts, Inc. / Licensed by ADAGP, Paris 2023. © Estate of Jean-Michel Basquiat Licensed by Artestar, New York.

Alors que les deux artistes ne retravailleront jamais en duo après 1985, cet épisode de leur carrière donne un nouveau souffle salutaire à leur pratique. La mission de Jean-Michel Basquiat, qui comptait redonner à Andy Warhol le goût de la peinture, est accomplie : s’il déplore la fin de leur collaboration, le pape du pop art note que le jeune homme « l’a amené à peindre différemment ». « Warhol était un vieux fauve, mais il est devenu encore plus sauvage sous l’effet de son enthousiasme pour Basquiat », ajoute leur galeriste, qui voit d’ailleurs dans les nouvelles peintures du premier réalisées en solo des « collaborations » sans la patte du second. De son côté, le jeune peintre de Brooklyn continue de développer sa pratique de la sérigraphie et de la céramique, dans la lignée des pièces qu’il réalisait avec son idole, et collabore avec d’autres artistes de la scène new-yorkaise, tels Keith Haring, Stefano Castronovo ou encore Kenny Scharf sur des affiches, toiles, vases et même vêtements.

Basquiat et Warhol resteront amis avant de s’éteindre à la fin des années 1980, à un an d’intervalle – loin d’imaginer l’immense succès posthume qui attend leur œuvre commune.

« Basquiat x Warhol, à quatre mains »
Fondation Louis Vuitton, Paris
Jusqu’au 28 août 2023

Cet article fait partie d’une collaboration annuelle avec Numéro art. Retrouvez l’article original ici.

Publié le 27 avril 2023.

Légende des images en pleine page, de haut en bas : 1. Jean-Michel Basquiat, Brown Spots (Portrait of Andy Warhol as a
Banana)
, 1984. Avec l’aimable autorisation de la Galerie Bruno Bischofberger, Männedorf-Zurich. © Estate of Jean-Michel Basquiat Licensed by Artestar, New York, © The Andy Warhol Foundation for the Visual Arts, Inc. / Licensed by ADAGP, Paris 2023. 2. Andy Warhol, Francesco Clemente, Jean-Michel Basquiat, Premonition, 1984. Avec l’aimable autorisation de la Hubert Burda Foundation. © The Andy Warhol Foundation for the Visual Arts, Inc. / Licensed by ADAGP, Paris 2023 © Estate of Jean-Michel Basquiat Licensed by Artestar, New York. 3. Jean-Michel Basquiat, Andy Warhol, Arm and Hammer II, 1985. Avec l’aimable autorisation de la Galerie Bruno Bischofberger, Männedorf-Zurich. © The Andy Warhol Foundation for the Visual Arts, Inc. / Licensed by ADAGP, Paris 2023 © Estate of Jean-Michel Basquiat Licensed by Artestar, New York. 4. Jean-Michel Basquiat, Andy Warhol, OP OP, 1984. Avec l’aimable autorisation de la Galerie Bruno Bischofberger, Männedorf-Zurich. © The Andy Warhol Foundation for the Visual Arts, Inc. / Licensed by ADAGP, Paris 2023 © Estate of Jean-Michel Basquiat Licensed by Artestar, New York.

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