<p>L'artiste présente une vision mordante de la société dans des diaporamas riches en texte et couleurs. Mais c'est son usage de la musique pop qui transmet son message, et nous émeut, avec le plus de force.</p>

Evan Moffitt

Tony Cokes : « Il y a des choses qui ne peuvent ou ne doivent passer que par le son »

<p>« Un “mouvement #FreeBritney” ? C’est-à-dire ? » Voilà la question que s’est posé Tony Cokes en novembre 2021, à l’annonce de la suspension de la tutelle imposée depuis 13 ans à la star de la pop Britney Spears. L’artiste est revenu sur ce moment lors de l’inauguration de la 58<sup>e</sup> exposition Carnegie International à Pittsburgh, où sa nouvelle œuvre <em>Free Britney?</em> (2022) est présentée. Cette vidéo raconte la bataille menée par la chanteuse couverte de disques de platine contre&nbsp;ceux∙elles qu’elle accuse de l’opprimer. Des diapos affichant des textes se succèdent sur fond de tubes de la chanteuse, dans l’ordre chronologique de sa discographie. Ce qui a fasciné Tony Cokes, qui n'est pas franchement fan de la musique de Britney Spears, c’est l’idée qu’une personne puisse avoir une telle visibilité publique tout en étant prisonnière dans son intimité, et ce pendant la moitié de sa vie d’adulte. L’artiste a aussi été captivé d’apprendre que depuis des années, les soldats auto-proclamés de la « Britney Army » interprètent les paroles de ses chansons comme des SOS déguisés.</p>

<p>La musique est sans doute la plus universelle des formes d’expression culturelle, et a toujours été un outil pour subvertir les structures de pouvoir. Parfois, elle a aussi contribué à les consolider. Depuis la fin des années 1980, ces résonnances sociales et politiques sont au cœur du travail de Tony Cokes. Avec une oreille critique, il dissèque les genres musicaux et leur histoire pour comprendre comme ils ont libéré ou opprimé leurs auditeur∙rice∙s. Comme presque toutes ses œuvres, <em>Free Britney?</em> se présente comme un diaporama de type PowerPoint, très dense en textes, un format qui a fait la réputation de l’artiste dans le monde entier. L’écho entre les paroles des chansons de Britney Spears et ses déclarations au tribunal (reprises sur les diapos) est presque trop évident, et il devient difficile de fermer les yeux sur le mal-être de la chanteuse : « My loneliness is killing me » (« Ma solitude me tue », dans <em>&hellip;Baby One More Time</em>, 1998) ; « You might think that I won’t make it on my own » (« Tu crois peut-être que je ne m’en sortirai pas seule », dans <em>Stronger</em>, 2000) ; « I don’t wanna be so damn protected » (« Je veux pas qu’on me protège autant, merde » dans <em>Overprotected</em>, 2001).</p><p>Cette sensation d’enfermement, que cette vidéo m’a fait percevoir pour la première fois dans les chansons de Britney Spears, est un sujet que Tony Cokes a déjà traité à plusieurs reprises. <em>Evil.16 (Torture.Musik)</em> (2009-2011) associait des tubes rock ou pop à des textes inscrit en blanc, décrivant les méthodes de torture des interrogateur∙rice∙s américain∙e∙s pendant la « guerre contre le terrorisme », le tout sur fond patriotique rouge et bleu (Britney Spears aussi faisait une apparition dans cette œuvre, d’ailleurs). On apprenait ainsi que de la musique pop était parfois diffusée dans les cellules de Guantanamo, pour empêcher les détenus de dormir. Ces chansons entendues quotidiennement dans les centres commerciaux ou pendant les matchs de foot américain ont ainsi servi d’armes, en dehors de tout cadre légal.</p>

<p>Que se passe-t-il quand la musique que nous aimons est utilisée pour inciter à la violence ? Ou quand les musiciens que nous admirons virent soudain à droite toute ? Dans <em>Face Value (Kanye West)</em> (2018), une série limitée de sculptures en caissons lumineux appartenant à la collection du Museum of Modern Art de New York, et qui sera présentée sur le stand de Greene Naftali à Paris+ par Art Basel, Tony Cokes cite Kanye West, Lars von Trier et David Bowie. Tous trois se sont un jour comparés à Hitler, sous un jour positif («  Je crois que j’aurais fait un Hitler du tonnerre », aurait apparemment dit Bowie en 1976. « Je serais un super dictateur. Très excentrique et assez dingue. »). À mesure que ces paroles grossissent et rapetissent sur les dalles disposées en série qui ressemblent aux diapos des vidéos de l’artiste, nous sommes contraints de nous interroger : faut-il prendre ce genre de mégalomanie au pied de la lettre ? Ou bien le génie de ces artistes les exonère-t-il des règles du politiquement correct ? Dans <em>The Morrissey Problem</em> (2019), Tony Cokes cherche une réponse auprès de Joshua Surtees, journaliste basé à Londres et Trinidad. Une phrase s’étale à l’écran, extraite de la lettre d’un fan en colère que ce dernier a adressé au leader des Smiths, ancien héros de la contre-culture queer et gauchiste reconverti en chantre de l’extrême droite : « Soutenir des partis d’extrême droite n’a rien à voir avec l’art, et tout à voir avec l’intolérance. »</p>

<p>Récemment, Tony Cokes a exploré une période où l’extrême droite, justement, prétendait se mêler d’art. Deux nouvelles vidéos créées pour la Haus der Kunst et le Kunstverein München – des institutions culturelles situées à Munich, en Allemagne – reprennent des discours prononcés par des responsables de musées à l’occasion de l’inauguration de l’exposition « Art dégénéré »<em>,</em> que les nazis y organisèrent en 1937. Leurs diatribes contre le modernisme alternent avec des images de Munich en ruines après la Seconde Guerre mondiale – un geste assez inhabituel chez Tony Cokes, qui n’utilise plus d’images d’archives depuis les années 1980. Cette juxtaposition semble suggérer, pour reprendre les mots de W. E. B. Du Bois, que le prix de la liberté ne dépassera jamais le coût de l’oppression. À cela s’ajoute la dissonance puissante entre la haine dans la voix d’Hitler et les inflexions suaves de Donna Summer, qui chante <em>I Feel Love</em> (1977).</p><p>« Je ne fais pas de bande-son d’époque », souligne Tony Cokes. « Dans la musique, il peut y avoir des choses que j’écoutais en travaillant sur le projet, mais ça n’évoque pas forcément la période en question, parce que je pense que parfois, le déplacement, quand tout ne s’aligne pas, peut produire des choses intéressantes. » L’artiste commence souvent par le texte, avec seulement une vague idée de la bande-son qui pourrait l’accompagner. Ensuite, explique-t-il, « je fais des allers-retours, en travaillant par couches successives ». Ces associations anachroniques, comme avec Donna Summer en Allemagne nazie, produisent « une drôle de machine à remonter le temps », qui dessine des liens inattendus entre deux époques – et nous rapprochent peut-être, en termes d’empathie, des traumatismes passés.</p>

<p>Certains de ces décalages sont parfois difficiles à identifier. C’est par exemple le cas avec <em>Mikrohaus, or the black Atlantic?</em> (2006–2008), qui fait référence aux écrits du théoricien de la musique Philip Sherburne consacrés à l’émergence de la « microhouse », croisement entre house et techno minimaliste apparu de façon quasi simultanée à Detroit et Berlin. Tony Cokes explique ainsi la bande-son : « Je voulais que ce qui est exclu compte autant que ce qui est inclus. » L’histoire de la techno telle que racontée par les producteur∙rice∙s allemand∙e∙s oublie souvent les racines noires américaines de ce courant musical. Mais, comme pour beaucoup de choses, « c’est un peu plus compliqué que ça », remarque Tony Cokes. « J’estime justement que ce n’est pas qu’une question d’appropriation ni de détournement. La techno et la house sont déjà des hybrides. Ce sont des genres qui ont circulé, se sont combinés à d’autres formes, relations, états émotionnels. » Dans sa façon de se l’approprier à son tour, Tony Cokes revient sur cette condition intrinsèque de son genre musical préféré.</p><p>« On Clubbing, Mourning, and Critique », l’exposition de Cokes présentée à l’été 2022 chez Greene Naftali, incluait plusieurs œuvres centrées sur la musique dance électro, comme sujet et comme bande sonore. <em>SM BNGRZ 1 + 2 </em>(2021) puise des visions entremêlées de la scène acid house de l’Angleterre des années 1990 dans le roman <em>Rave</em> de Rainald Goetz, paru en 1998, et dans une étude universitaire intitulée <em>Discographies: Dance, Music, Cultures and the Politics of Sound. </em>Les passages repris racontent une époque où l’avant-garde de la production musicale s’est déplacée de la métropole londonienne vers le nord-ouest du pays, dans les régions post-industrielles, inversant un déséquilibre culturel de longue date aligné sur les fractures de classe. L’un des auteurs vante la capacité de l’acid house à « vous séduire au point d’être prêt à perdre votre identité, votre individualité », tandis qu’un autre souligne qu’elle incarne un « refus de la représentation, et donc un refus de l’identité ». On sent vibrer, en fond, une ligne de basse qui déstabilise tout. Aux témoignages des premières raves succèdent des commentaires revenant sur l’appropriation par les clubs gays de certaines chansons d’amour hétéro, sans ironie apparente. Toutes ces pistes composent moins une théorie de la rave qu’une base de réflexion sur la manière d’être et de danser ensemble – une nécessité urgente, après des mois de séparation forcée à cause à la pandémie.</p>

<p>Dans la foulée de cette longue mise en suspens de nos vies nocturnes, les vidéos de Tony Cokes peuvent produire un véritable effet physique sur le corps. « Je trouve ça intéressant de voir les gens se demander s’il faut danser, ou taper du pied, les comportements acceptables ou souhaitables dans un lieu artistique », explique-t-il. Moi aussi, j’ai dû résister à l’envie de danser – preuve de la puissance toute en économie de son travail. Avec la prolifération des écrans numériques, la simplicité formelle de ses œuvres peut sembler désarmante de familiarité, jusqu’à ce que la violence des faits vous saute au visage. Cette signature, selon Tony Cokes, est liée à sa « relation compliquée et parfois conflictuelle avec le visuel. Il y a des choses qui ne peuvent ou ne doivent passer que par le son ».</p><p>Tony Cokes est représenté par&nbsp;<a href="https://www.artbasel.com/catalog/gallery/1148/Greene-Naftali" target="_blank">Greene Naftali</a>, à New York. Son œuvre est visible à la Haus der Kunst de Munich jusqu’au 4 décembre 2022, et au Carnegie International de Pittsburgh jusqu’au 2 avril 2023.</p><p><a href="https://www.artbasel.com/catalog/gallery/1148/Greene-Naftali">Greene Naftali</a>&nbsp;participera au secteur Galeries de Paris+ par Art Basel, du jeudi 20 au dimanche 23 octobre 2022.</p><p>Evan Moffitt est auteur, rédacteur et critique, et vit à New York.</p><p>Légendes des images en pleine page&nbsp;: 1.&nbsp;Tony Cokes, billboard <em>MACRO</em>, Rome. Avec l'aimable autorisation de l'artiste et&nbsp;and Greene Naftali, New York City. 2. Image sur ordinateur&nbsp;: Vue d'installation de l'œuvre de&nbsp;Tony Cokes, <em style="background-color: initial;">Evil</em><em style="background-color: initial;">.16 (Torture.Musik)</em> (2009–11) dans l'exposition&nbsp;« Evil, Mediation, and Power&nbsp;»&nbsp;à la&nbsp;Bergen Kunsthalle, Bergen, 2018. Image sur mobile&nbsp;:&nbsp;Vue d'installation de l'œuvre de Tony Cokes, <em style="background-color: initial;">Evil</em><em style="background-color: initial;">.16 (Torture.Musik)</em> (2009–11)<em style="background-color: initial;">,&nbsp;</em>dans l'exposition «&nbsp;If Ur Reading This It’s 2 Late: Vol I&nbsp;»&nbsp;au Goldsmiths Centre for Contemporary Art, Londres, 2019. Photographie de Andy Stagg. 3. Tony Cokes, commission d'affichage urbain pour&nbsp;<em style="background-color: initial;">This isn't theory. This is history</em>., MACRO Contemporary Art Museum, Rome, 2021.</p><p>Traduction française : Marguerite Capelle</p>

title_style_2

<section></section><section> <section><main><div><div><section></section><section> <section><main><div><div><p>The Brazilian artist on body autonomy and techniques of critique</p></div> </div><section></section></main></section></section></div> </div><section></section></main></section></section> <section></section>

Stories

Aleta Valente: ‘The problem of the city becomes a problem of my body’

<p>À la Bourse de Commerce de Paris-Collection Pinault, l’artiste albanais joue une fois de plus sur la nuance</p><section> <section><main><section></section></main></section></section> <section></section>

Anri Sala : s’attacher à l’ambiguïté des choses

<p>‘I want my work to augment other histories to become part of a common narrative,’ he says</p><section> <section><main><div><div><section></section><section><div><article></article></div> </section></div> </div><section></section></main></section></section> <section></section><section><div><article></article></div> </section> <section></section>

In the studio with Daniel Boyd, the artist recalibrating Australia’s history

L'artiste présente une vision mordante de la société dans des diaporamas riches en texte et couleurs. Mais c'est son usage de la musique pop qui transmet son message, et nous émeut, avec le plus de force.

Artists

banner

PARAG1

free britney?

PARAG2+3

the mind

PARAG4

face values

morrissey problem

PARAG5+6

thank you but no

PARAG7+8

portrait

sm bn

PARAG9+Captions

H2 - Headline title

Information module

The artist packs social critique into text-heavy slideshows on colorful screens. But the works’ pop-music soundtracks are what drive his potent messages home and move us most

Welcome,

Recommandé :