Deux êtres émergent d’un océan de cartons. Avec une étrange sensualité, ces personnages se touchent, s’enlacent et, peu à peu, déchirent la combinaison en latex qui contraint leurs corps et s’en défont, libérant leurs mouvements dans ce tas de déchets qui les entoure, sous le regard d’un troisième protagoniste. Sommes-nous face à une pièce de théâtre, un spectacle de danse, une performance, une exposition vivante ? Présenté au Festival d’automne, à Paris, Skinless, le nouveau spectacle de Théo Mercier, est un peu tout cela à la fois. Au fil des 15 dernières années, son auteur a entretenu cette ambiguïté, oscillant entre les mondes de l’art et du spectacle, sans jamais se cantonner ni à l’un ni à l’autre.
Parmi ses œuvres, on croise aussi bien un champ de voitures dressées à la verticale et comme figées dans un accident, des bustes sculptés et attachés suivant la technique de bondage japonaise du shibari ou des corps de danseur·euse·s perchés sur des échelles, fruits d’un remarquable travail de sculpteur autant que de metteur en scène. Une double casquette à laquelle l’artiste âgé de 40 ans ajoute celle de producteur et de fabricant, capitale dans son travail, et qui lui a rapidement valu d’être considéré comme jeune prodige de l’art contemporain.
Propre et ordonné, l’atelier du 20e arrondissement parisien où Théo Mercier nous reçoit ressemble davantage à un lieu de présentation que de production. Sur les étagères, on voit statues tribales africaines, fossiles, crânes et moules de pieds, tandis que de petites pierres de diverses formes s’alignent sur le rebord des fenêtres. Et puis l’on retrouve ses œuvres phares : des sculptures composées de pierres polies empilées et des amphores posées sur des socles ressorts, de grands coquillages accueillant des textes imprimés… Un véritable arsenal d’artefacts délibérément anachroniques, croisant cultures ancestrales et pop, qui témoignent d’un goût certain pour le détournement. Collectionneur acharné, Théo Mercier cache derrière l’organisation de son espace de travail un intérêt marqué pour les dispositifs d’exposition, espaces de transmission mais aussi de pouvoir.
Il faut dire que l’entrée du Parisien d’origine dans le monde de l’art s’est faite très tôt, et par la grande porte. Diplômé de l’École nationale supérieure de création industrielle (ENSCI) en design industriel, passé par le studio du créateur de mode Bernhard Willhelm, le jeune homme curieux et débrouillard trouve sa vocation lors d’un stage d’un an et demi à l’atelier de l’artiste Matthew Barney à New York. « Avec lui, j’ai pris conscience de toutes les possibilités d’un·e artiste : voici quelqu’un qui fait de la sculpture, du film, de la performance, de l’opéra, avec la même justesse et la même ambition », résume-t-il. « Pour moi, c’est un inventeur de mondes. » Comme son aîné, Théo Mercier voit déjà grand et décide de composer le sien, sans se mettre de limites.
Témoins de sa maîtrise des matériaux synthétiques (silicone, résine), les premières pièces de l’artiste sont souvent étranges et teintées d’humour, comme ses « têtes » composées d’une longue chevelure et d’ossements ou de bouches remplies de dents. Un travail de « sculpteur pop », comme il le décrit aujourd’hui, où les formes ludiques et joyeuses traduisent des interrogations plus sombres sur le monde contemporain. Preuve de cette mélancolie grinçante, l’une de ses premières œuvres marquantes reste Le Solitaire (2010), un géant assis en spaghettis cuits, sorte de version contemporaine du Penseur de Rodin. Celle-ci sera présentée à la Fiac la même année, consacrant l’entrée de l’artiste dans le marché de l’art à seulement 26 ans.
Souhaitant prendre de la distance avec son succès précoce en France, Théo Mercier part pour le Mexique et tombe amoureux du pays, où il vivra pendant huit ans. Inspiré par ses paysages foisonnants, il approfondit ses expérimentations avec la roche, le sable et la mer, et explore les techniques artisanales locales, toujours dans l’optique de « rendre visible l’invisible, et faire surgir ce qui est enfoui ». L’artiste y produit par dizaines ses sculptures totémiques semblant sur le point de s’effondrer, aujourd’hui très demandées par les collectionneur·euse·s. Pour les former, le Parisien empile petits objets figuratifs, céramiques et pierres trouvées sur place.
Au-delà des objets, Théo Mercier, grand lecteur, collectionne aussi les mots. Ceux-ci resurgissent dans sa première pièce de théâtre, Du futur faisons table rase, écrite en 2013-14 lors d’une année déterminante de résidence à la Villa Médicis. Décrite par le quadragénaire comme « chaotique, dingue et hyper foutraque », cette œuvre collective agrège plusieurs artistes qu’il admire, du danseur François Chaignaud au chanteur Philippe Katerine, pour dérouler sur scène une réflexion plurielle sur l’histoire de l’art. Dévoilé à la Maison des Arts de Créteil, le projet marque son entrée dans l’univers du spectacle, là aussi par la grande porte, puisqu’il sera programmé dans la foulée au prestigieux théâtre Nanterre-Amandiers.
Dans le monde des arts vivants, Théo Mercier se sent comme un poisson dans l’eau. « C’est un milieu qui repose beaucoup sur l’argent public, syndicalisé… Beaucoup plus inspirant que le modèle – ou plutôt le non-modèle – néolibéral de l’art contemporain. » De Radio Vinci Park (2016) à La Fille du collectionneur (2017), ses pièces racontent, avec la poésie et l’esprit qui le caractérisent, la beauté et la violence des rapports humains. Comme Matthew Barney et le metteur en scène Romeo Castellucci, un autre de ses modèles, Théo Mercier imagine tout : le livret et la mise en espace, bien sûr, mais aussi les décors, les costumes et les éclairages, où l’on retrouve sa patte de plasticien polyvalent. Pour mieux gérer cette activité florissante – et de plus en plus ambitieuse –, il fonde une structure « entre le studio et la compagnie de théâtre » avec une équipe de création et de production, désormais partagée depuis près de 10 ans entre son activité d’artiste (trois personnes) et de metteur en scène (deux personnes).
« Mon travail sur le plateau a complètement bouleversé mon rapport à la sculpture et à l’exposition », explique Théo Mercier. Dès lors, il donne naissance à ce qu’il appelle des « environnements » où coexistent ses objets « dramatiques » – à l’instar des cabinets de curiosités que l’artiste installe lors de l’exposition « Every stone should cry » au Musée de la chasse et de la nature, à Paris, en 2019, et qui mêlent coquillages d’où sortent des mains, suspensions de pneus et pierres rondes imitant des seins. Par leur disposition théâtrale, l’artiste cherche à sortir de l’espace d’exposition pour trouver ce qu’il appelle une « zone grise », interstitielle et ambiguë, dans laquelle faire exister son propre univers.
En atteste son projet au long cours Outremonde, entamé en 2021 sous la forme d’un spectacle au Festival d’Avignon, puis décliné en « exposition vivante » à la Collection Lambert. Composés de tas de sable compressé où se croisent des chiens sculptés, des ruines de bâtiments, des matelas crevés et des danseur·euse·s, les tableaux de ce conte en trois chapitres déroulent un récit suspendu dans un monde en reconstruction. Amené jusqu’à la Conciergerie de Paris, ce projet d’ampleur inspire à son auteur une nouvelle méthode de travail : désormais, plutôt qu’emmener avec lui tous les éléments de ses œuvres, l’artiste les reproduira sur place à l’aide de matériaux recueillis dans les environs, répondant ainsi à la fois à des préoccupations écologiques et expérientielles : « Mon œuvre a toujours été très dépendante de l’économie du lieu. J’aime qu’elle soit le reflet de ce que je vis sur place, comment et avec qui je travaille. »
Ainsi, depuis cinq ans, l’équipe de Théo Mercier se déplace sur les lieux de représentation en amont de ses spectacles pour recréer les décors in situ. Un processus à l’œuvre avec sa pièce Skinless, présentée à la Villette du 21 novembre au 8 décembre dans le cadre du Festival d’automne : sur ce plateau sans scène, encerclé par un public debout, les trois protagonistes se livrent à un dialogue chorégraphique dans un environnement exclusivement à base de déchets domestiques. Dans chaque ville où le spectacle tourne, de Brest à Lausanne, Théo Mercier et son équipe récupèrent auprès d’une entreprise de recyclage des tonnes d’emballages alimentaires qu’ils utilisent temporairement et lui retourneront intacts. « Il faut que les matériaux qui entrent dans mon travail soient intégrés tels quels et en ressortent inchangés », explique-t-il. « Car je cherche à hacker les systèmes, les flux et les cycles de production et de destruction, en les détournant légèrement à travers mes œuvres. C’est mon côté designer industriel, qui met un bâton dans les chenilles du tapis roulant. »
Dystopique selon l’artiste, la pièce est également emplie de tendresse, parlant d’« un monde abîmé » mais aussi d’« un nouveau monde qui vient, empli d’espoir ». Plus optimiste, voire idéaliste qu’il n’en a l’air, l’artiste conclut : « Finalement, ce qui m’intéresse avant tout, c’est de vivre, de voyager, de tomber amoureux. Tout ce que je fais dans mon travail est prétexte à cela. »