La région, limitrophe de la France, peut se prévaloir de musées ambitieux, d’écoles d’art réputées dans le monde entier, et de paysages à couper le souffle

Simon W Marin

Plongée dans la scène artistique de Suisse romande

En Suisse romande, entre lacs imposants et vignes verdoyantes, à quelques heures seulement de Bâle, Paris ou encore Milan, une scène artistique contemporaine foisonne. Genève est sans conteste le centre de gravité artistique de la région, mais depuis une trentaine d’années, c’est toute la Romandie, comme on l’appelle en Suisse, qui a vu son milieu culturel grandir et s’internationaliser. 
Cet essor est symbolisé par l’inauguration, en 2022, d’un nouveau pôle muséal à Lausanne. L’évènement donne aujourd’hui une nouvelle importance aux arts plastiques dans la quatrième ville du pays, plus volontiers reconnue dans le monde du théâtre et de la danse. Ce n’est pourtant que la face la plus publique d’un processus au long cours par lequel un étroit réseau d’artistes, d’espaces d’art indépendants et de petites institutions de la région s’est révélé être le moteur d’une scène artistique toujours plus fertile et connectée avec le reste du pays et du monde.

Inauguré en 2021, le nouveau Musée cantonal des beaux-arts de Lausanne (MCBA) est le premier à être sorti de terre à Plateforme 10, le désormais quartier des arts, à deux pas de la gare. Depuis plusieurs dizaines d’années, le musée était à l’étroit dans son ancien bâtiment ; il est maintenant à son aise dans le vaste et imposant édifice en brique signé par le bureau d’architectes catalan Barozzi Veiga sur le site d’une halle aux locomotives désaffectée.
Le MCBA y met à l’honneur sa singulière collection permanente ; des projets d’envergure internationale, telle la récente rétrospective de <a href="https://www.artbasel.com/catalog/artist/10431/Francis-Al%C3%BFs">Francis Alÿs</a> et l’exposition de l’artiste britannique <a href="https://www.artbasel.com/stories/meet-the-artists-lubaina-himid">Lubaina Himid</a>, produite en collaboration avec la Tate Modern ; et la création locale, avec notamment une exposition individuelle de Sarah Margnetti, lauréate du prix culturel Manor, à la fin de l’année dernière.

En 2022, deux autres institutions prestigieuses, Photo Élysée et le Musée de design et d’arts appliqués contemporains (mudac), ont rejoint le MCBA sur l’ancienne friche, dans un second bâtiment dessiné par l’agence Aires Mateus. L’inauguration en grande pompe de ce pôle muséal a été à l’image de l’ambition de la capitale du canton de Vaud de s’affirmer, à travers ces trois institutions, comme un haut lieu de l’art en Suisse. 
Pourtant et contrairement à Genève, Lausanne ne dispose pas d’un centre d’art contemporain de type « Kunsthalle » – un modèle institutionnel essentiel à l’écosystème culturel en Suisse et présent non seulement dans toutes les autres grandes villes du pays, mais aussi dans un nombre considérable d’agglomérations plus modestes.

À Fribourg par exemple, Friart s’est établi dans une ancienne manufacture de carton au début des années 1990. Depuis, le centre d’art surplombant la Sarine a accueilli près de 200 expositions d’artistes suisses et internationaux∙ales, dont beaucoup d’enfants de la région comme, actuellement, Élise Corpataux. Le renouvellement de sa direction tous les cinq ans étant imposé par les statuts de l’institution, le centre d’art est traditionnellement dirigé par des personnes en début de carrière et très en phase avec la jeune scène artistique. Après plus de 30 ans, Friart continue de se démarquer par sa programmation radicale et orientée vers la relève artistique.

À Neuchâtel, le centre d’art CAN, fondé en 1995, mise avec succès sur une absence de hiérarchie. Dirigé par le passé par l’actuel directeur du Musée d’art et d’histoire de Genève, Marc-Olivier Wahler, le CAN n’a plus de directeur∙rice, mais est administré par un bureau de six personnes aux domaines de compétences divers qui, ensemble, prennent toutes les décisions relatives à la programmation, la gestion et la logistique du lieu. Cette organisation est en réalité le reflet de l’esprit collectif qui a historiquement et jusqu’à aujourd’hui présidé à la création de tous les centres d’art en Suisse depuis celle de la Kunsthalle de Bâle en 1869 – les derniers-nés en Romandie ont été fondés en 2013 à Yverdon-les-Bains – le Centre d’art contemporain Yverdon (CACY) – et en 2015 à La Chaux-de-Fonds – le Quartier général (QG).

À Lausanne, c’est aux espaces d’art indépendants que revient la mission de promouvoir la création contemporaine régionale, ainsi que de faciliter les contacts et les échanges à l’échelle nationale et internationale. La ville en compte plus d’une quinzaine, gérés pour la plupart bénévolement par des artistes, dans des conditions souvent précaires. Le plus ancien de ces lieux encore en activité est CIRCUIT, fondé en 1998 par un groupe d’artistes désireux∙euses de ressusciter une scène artistique alors exsangue. Situé depuis 2005 dans un local industriel en bordure des voies de chemin de fer, le lieu expérimental, dont la longévité défie le modèle souvent éphémère de ce type de structure, est toujours géré par le même collectif, rejoint au fil des années par de nouveaux membres.

Tunnel Tunnel a été créé en 2016 par un collectif qui a repris un local situé dans un arrêt de bus désaffecté. Le lieu accueille des expositions consacrées en grande partie à des talents émergents de la région. Aujourd’hui assumée par les artistes Guillaume Pilet et Sophie Ballmer, la programmation de Tunnel Tunnel est guidée par leur intuition et assurée avec rigueur. Outre les expositions, le collectif contribue également à la vie artistique lausannoise par son engagement en faveur d’une meilleure politique culturelle et du soutien public à l’art contemporain. C’est à son initiative que tous les espaces d’art indépendants de la ville se sont fédérés il y a quelques années et parlent désormais d’une seule voix aux autorités politiques. Cette cohésion exemplaire a notamment abouti à une relative pérennisation des subventions de la ville à ces structures essentielles à la survie de l’art contemporain à Lausanne.

L’absence d'une institution entièrement dédiée à l’art contemporain n’en reste pas moins paradoxale pour une ville qui compte une des écoles d’art les plus prestigieuses d’Europe : l’École cantonale d’art de Lausanne, communément appelée l’ECAL. Située depuis 2007 dans un bâtiment industriel réaffecté à Renens, en banlieue de Lausanne, l’ECAL (qui a récemment fêté son bicentenaire) accueille aujourd’hui près de 600 étudiant∙e∙s dans les domaines des arts visuels, du design, de la photographie et du cinéma. Parmi les artistes qui y ont étudié, on peut citer <a href="https://www.artbasel.com/catalog/artist/17964/Claudia-Comte">Claudia Comte</a>, <a href="https://www.artbasel.com/catalog/artist/8708/Cyprien-Gaillard">Cyprien Gaillard</a> ou encore <a href="https://www.artbasel.com/catalog/artist/11352/Valentin-Carron">Valentin Carron</a>.
C’est avec l’arrivée, en 1995, de l’artiste Pierre Keller à la tête de l’école que Lausanne a peu à peu acquis une renommée internationale inédite dans les domaines de l’art et du design. Grâce à son réseau (il était notamment un ami de <a href="https://www.artbasel.com/catalog/artist/8196/Keith-Haring">Keith Haring</a>) et à sa ténacité, Pierre Keller a contribué non seulement au développement de l’école, mais aussi à celui de la vie artistique de toute la ville et de la région. Cette période d’essor a également vu naître le festival d’art contemporain Les Urbaines, aujourd’hui encore réputé pour sa programmation radicale et sa mise en lumière de l’importante porosité qui existe entre les différentes disciplines créatives en Suisse romande.

L’hyper-régionalisme helvète n’est pas à l’ordre du jour pour les artistes locaux∙ales. Aujourd’hui plus que jamais, iels circulent à travers le pays et bien au-delà des frontières nationales. Parmi ceux∙celles de la région les plus visibles à l’international, on peut nommer le duo RM (anciennement Real Madrid), <a href="https://www.artbasel.com/catalog/artist/30381/Louisa-Gagliardi">Louisa Gagliardi</a>, <a href="https://www.artbasel.com/catalog/artist/11138/Nicolas-Party">Nicolas Party</a> ou encore <a href="https://www.artbasel.com/catalog/artist/10502/Julian-Charri%C3%A8re">Julian Charrière</a>. Il est également de plus en plus fréquent que des étudiant∙e∙s en art traversent les frontières linguistiques de la Suisse et effectuent leur formation dans une autre région du pays, tandis que les trois écoles d’art que compte la Romandie – l’ÉCAL à Lausanne, la HEAD (Haute École d’art et de design) à Genève et l’EDHEA (École de design et haute école d’art) à Sierre – accueillent toutes une part non négligeable d’étudiant∙e∙s internationaux∙ales.

Ces dernières années, la Romandie a considérablement renforcé son importance dans le paysage culturel suisse, profitant notamment d’une forte croissance démographique et économique de la région. Au-delà des institutions et des espaces indépendants, c’est en premier lieu aux artistes eux∙elles-mêmes que la région doit son dynamisme actuel. C’est grâce à leur engagement et leurs réseaux que la scène artistique s’est développée et qu’elle est aujourd’hui aussi attractive. 
Inaugurée en 2018, la résidence d’artistes La Becque est sans doute l’un des exemples les plus parlants de ce double processus de croissance et d’internationalisation. Cet écrin dédié à la création est dirigé par Luc Meier qui, par ailleurs, sera en charge avec l’artiste <a href="https://www.artbasel.com/catalog/artist/7779/Latifa-Echakhch">Latifa Echakhch</a> de la programmation de la Messeplatz pendant l’édition 2023 d’Art Basel à Bâle. La Becque a été créée dans le village de La Tour-de-Peilz, dans un cadre idyllique en bordure du lac Léman, pour accueillir des artistes qui travaillent entre les arts visuels, la performance et la musique, et dont la pratique s’articule autour des liens qui unissent la nature et la technologie.

Chaque année, plus d’une vingtaine de résident∙e∙s suisses et internationaux∙ales sont invité∙e∙s à passer quelques mois dans l’un des appartements-studios ultramodernes construits par le bureau d’architectes suisse Pont12. Dans cet environnement exceptionnel, iels développent un projet ou se consacrent à leurs recherches. Comme si souvent dans cette région, les éléments s’y harmonisent de manière spectaculaire pour créer des images qui ne peuvent qu’inspirer. C’est ainsi qu’on retrouve ce paysage dans l’art à travers les siècles – de La Pêche miraculeuse (1444) de Konrad Witz aux centaines de déclinaisons du lac Léman par l’artiste contemporaine Caroline Bachmann, en passant par les paysages romands peints au début du 20e siècle par Ferdinand Hodler. La région n’a cessé d’être généreuse avec les artistes. Iels le lui ont bien rendu.

Simon W Marin est un historien de l'art, commissaire indépendant, et auteur basé à Lausanne et Zurich.&nbsp;
Traduction anglaise: Catherine Bennett.
Publié le 8 juin 2023.
Légendes pour images en plein écran:&nbsp;1. Le lac Léman&nbsp;2. Lausanne, avec le MCBA en arrière-plan. 3. Friart. 4. Guillaume Pilet et Sophie Ballmer de Tunnel Tunnel. 5 and 6. Le lac Léman. Photographies et vidéos de Matthieu Croizier pour Art Basel.

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Dans une ville chargée d’histoire, l’institution met en scène les bouleversements environnementaux et la création artistique contemporaine

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