Y aurait-il un héritage nabi quelque peu insoupçonné dans les toiles de certain·e·s peintres d'aujourd'hui ? Se lancer dans une généalogie des influences serait une gageure, tant les artistes ont, de tout temps, regardé vers leurs prédécesseur·e·s. Beaucoup ont aussi partagé avec leurs contemporain·e·s une inspiration commune que soufflerait « l’air du temps » (zeitgeist). Il semble que les sensibilités de notre époque poussent de nombreux·ses peintres à renouer avec les préoccupations des nabis (« prophètes » en hébreu) – à l’origine, Paul Sérusier, Maurice Denis, Paul-Élie Ranson, Pierre Bonnard et Ker-Xavier Roussel –, qui se groupèrent en 1888 sous cette appellation aussi mystérieuse que facétieuse.
Une controverse les opposait alors à d’autres étudiant·e·s de l’Académie Julian et de l’École des beaux-arts de Paris au sujet d’une petite étude sur bois réalisée par Sérusier durant l’été 1888 à Pont-Aven, en Bretagne, sous la dictée de Paul Gauguin, qui préconisait de se laisser aller à la sensation en simplifiant les formes par de grands aplats de couleurs franches. Le Talisman, Paysage au Bois d’Amour devint le symbole de cette nouvelle conception de l’art que les nabis incarnent à Paris, une vision « synthétique » tout aussi héritière des estampes japonaises alors en vogue, des modernités d’un Manet et des rêveries symbolistes qu’annonciatrice du fauvisme, de l’abstraction et de l’expressionnisme.
Bien qu’unis, les nabis cultivent chacun leur propre identité artistique, les uns portés vers le mysticisme (Sérusier, Denis, Ranson), les autres plutôt versant dans des scènes d’intérieur (Bonnard, Vuillard, Vallotton). Ce sont ces deux tendances que Peter Doig (né en 1959) et Nathanaëlle Herbelin (née en 1989), invité·e·s à exposer au musée d’Orsay à Paris respectivement en 2023 et 2024, semblent presque parfaitement incarner. Le rapprochement avec les nabis fut clairement explicité dans le cas de la jeune peintre franco-israélienne, qui affirme son admiration pour Bonnard. Devant Emmanuelle et Efi (2024), impossible en effet de ne pas penser à La Femme au chat (1912), non seulement dans l’intimité intemporelle que la toile dépeint, mais aussi dans la palette chromatique et la touche subtile.
L’universalité des scènes représentées, infusées du regard féminin (female gaze) de l’artiste, se retrouve dans les toiles de la brésilienne Paula Siebra (née en 1998). Des objets du quotidien, une table, une fontaine à eau ou un lit, peints selon une perspective rabattue caractéristique des nabis, offre un point de vue inattendu, comme si cette distorsion nous obligeait à les considérer autrement que comme de simples meubles et ustensiles. La palette aux dégradés de terre de Sienne – pour la peintre, les couleurs de la mémoire – renforce cette étrange intimité ressentie face à ces « portraits » qui ramènent notre focale à une poésie ordinaire.
Chez l’écossais Andrew Cranston (né en 1969), les toiles aux tons tantôt éthérés tantôt sourds reflètent bien la leçon de Gauguin de se laisser aller à la sensation et de lui donner son équivalent coloré. Il y a du Vuillard dans Waiting for the Bell (2021), où une femme déambule dans un jardin à la fois onirique et oppressant, surchargé de nuances magenta. La détrempe, qui permettait à Vuillard d’accumuler les couches et d’obtenir un rendu « décoratif » fait de superpositions de motifs (vêtements des personnages, papiers peints, tapis…), est souvent utilisée par Andrew Cranston, tout comme par Arisa Yoshioka (née en 2000). Le réalisme suggestif et ambigu de cette artiste d’origine japonaise et mongole plonge le·la regardeur·euse dans des instantanés composés d’éléments réels et imaginaires (when I was fifteen, 2023-2024), la question de la mémoire étant récurrente dans l’approche des peintres évoqué·e·s ici. Et si Andrew Cranston aime à peindre sur des couvertures de livres, Arisa Yoshioka peut prendre comme supports des objets trouvés comme une lampe au charme désuet (True Love Will Find You in the End!, 2024), rappelant encore les nabis, qui ont vastement investi le champs des arts décoratifs à travers décors pour le théâtre, affiches et autres tapisseries.
Le passage du temps est particulièrement central dans le travail d’ascète de Marie-Claire Mitout (née en 1961). Depuis 1990, et d’abord de manière quotidienne, elle peint sur format A4 « la trace du meilleur moment du jour passé » dans des gouaches très construites où elle se met en scène. Comme Bonnard, l’un de ses modèles, Marie-Claire Mitout laisse poindre ses fragilités, mais surtout sa volonté farouche, teintée de spiritualité, dans ces scènes philosophiques à même d’inspirer le·la spectateur·rice. La première de ses « Plus Belles Heures », intitulée Je suis malade, La Burie, 03 septembre 1990, la représente vue du dessus, endormie et entourée de livres. Le sommeil, comme une plongée dans son monde intérieur, est un sujet, ici récurrent, qui évoque Les Yeux clos (1890) d’Odilon Redon, l’autre grand mentor des nabis. Offering (2023) d’Ernst Yohji Jaeger (né en 1990) semble en être directement issu. Cet artiste allemand d’origine japonaise s’inspire dans ses toiles aux accents symbolistes des figures androgynes des mangas, mais aussi des femmes éthérées aux yeux fermés peintes par la finlandaise Helene Schjerfbeck (1862-1946), qui fit précisément un voyage à Pont-Aven dans les années 1880…
Le sommeil domine aussi l’œuvre d’Anas Albraehe (né en 1991), qui a commencé à s’inspirer de son quotidien en Syrie en portraiturant des paysannes (série « Mother Earth ») ou des travailleurs réfugiés harassés (série « The Dream catcher »). Au fil de son travail, les couvertures colorées dans lesquelles ils s’enveloppent se sont faites de plus en plus abstraites (série « The Turn ») pour finir par se confondre avec des montagnes et former un paysage qui absorbe le dormeur, comme un retour à sa vraie nature. Si Anas Albraehe cite souvent les fauves comme source d’inspiration, son procédé n’est pas sans rappeler le Paysage rocheux, Le Pouldu (vers 1891) aux nappes de couleurs de Charles Filiger, un proche des nabis.
Le rêve semble se matérialiser dans les scènes nocturnes de Gideon Appah (né en 1987) peuplées de corps athlétiques d’un bleu verdâtre. L’artiste ghanéen mêle ses souvenirs d’enfance, des images issues de vieilles coupures de presse et des mythologies locales dans ses grands formats. Romain Bernini (né en 1979), qui imagine ses toiles comme des portes vers un monde vibratoire, s’inscrit aussi dans la lignée de Peter Doig. Dès 2008 et le début de l’une de ses séries, « Cargo cult », aux personnages masqués, l’artiste français compose un syncrétisme qui le rapproche de Gauguin et de Ranson, interrogeant la place du rituel au sens chamanique dans nos sociétés contemporaines. Ses fonds abstraits, aux couleurs vibrantes et aux coulures laissant place au hasard, se veulent agir comme un espace magique.
L’arrière-plan chez l’allemand Tim Breuer (né en 1990), ex-élève de Peter Doig, est travaillé avec une telle densité que les silhouettes, tantôt juvéniles, tantôt indéterminées, semblent s’y faire happer. Ouvrant à toutes les interprétations, ses bleus nuit, bruns rougeoyants ou noirs profonds troublent la perception spatiale. La gravité est également mise à mal dans les œuvres denses et dramatiques de l’américain Henry Curchod (né en 1992), qui use d’audacieuses vues en plongée (la plus sage d’entre elles, Dorrigo blue, 2023, évoquant Le Ballon, 1899, de Vallotton) et d’une palette intense qui rappelle parfois l’aspect décoratif de Vuillard et l’iridescence de Bonnard.
Tout comme ce dernier, qui fut surnommé par ses compères « le nabi très japonard », Marcella Barceló (née en 1992) s’inspire des images du monde flottant comme de son enfance sur l’île de Majorque. Nombre de ses toiles montrent de fantomatiques adolescentes dans des forêts. Mais à la différence de Maurice Denis, qui peuplait ses bois sacrés de figures féminines allégoriques, Marcella Barceló flirte avec l’idée d’éphémère (le « mono no aware » japonais) et de point de rupture. De fait, il n’y eût pas, parmi les nabis, d’artiste femme à part entière – France Ranson, épouse de Paul, ou Lazarine Baudrion, épouse de Jozsef Rippl-Ronai, œuvraient en coulisse pour réaliser des costumes de théâtre ou des tapisseries.
Il y a aussi, chez Marcella Barceló, de l’Odilon Redon, du Peter Doig ou du Romain Bernini, les un·e·s et les autres, avec leurs particularités, partagent des inspirations et des aspirations communes. Et si, finalement, l’« air du temps » n’était qu’un éternel recommencement ?