C’est en remontant vers les origines que Mohamed Melehi s’est mis en situation de parler au futur. De quelles origines parlons-nous ici ? Celles où le premier être humain a fait le lien entre l’œil et la main, leur usage concomitant. Ce que l’œil perçoit, et scrute ardemment, transmet à la main une pulsion étrangère à ses fonctions habituelles et aux services qu’elle est censée rendre. Est-ce la faculté de la rêverie qui s’en empare ? Est-ce le tourbillon magnétique de l’imagination qui la traverse ? Est-ce le mystère de la beauté qui la meut ?
En posant ces questions, je suis étonné de découvrir qu’elles résonnent encore, fortement, avec notre époque. Les arts des peuples premiers et de leurs ancêtres qui vivaient dans des grottes dont ils tapissaient les murs de signes et de peintures n’ont cessé de nous parler et de nous inspirer, depuis les prémices de la modernité jusqu’à nos jours.
Et c’est dans cette trajectoire que nous retrouvons l’œil et la main de Mohamed Melehi. Nous sommes au Maroc, dans la deuxième moitié des années 1960. Depuis à peine 10 ans, le pays est sorti de la nuit coloniale et commence à s’interroger sur son identité, les besoins de sa société et la construction de son avenir. Celles, ceux qui formulent ces questionnements se réduisent à une poignée de jeunes écrivains, artistes, intellectuels et chercheurs en diverses sciences humaines.
Parmi elles et eux, trois poètes et trois peintres se distinguent. Les premiers, Mohammed Khaïr-Eddine (1941-1995), Mostafa Nissabouri (né en 1943) et l’auteur de ces lignes (né en 1942), se sont emparés de la langue française pour en faire un instrument de dynamitage des structures de l’aliénation coloniale et de genèse d’un nouvel imaginaire, d’une culture résolument d’avant-garde. Les seconds, Farid Belkahia (1934-2014), Mohamed Chabâa (1935-2013) et Mohamed Melehi (1936-2020), travaillant ensemble et enseignant à l’École des beaux-arts de Casablanca, ont subverti, en un laps de temps très court, la conception et la pratique des arts plastiques et inscrit, de façon irréversible, la peinture marocaine dans une démarche de l’universel.
Dans ce mouvement, Mohamed Melehi occupe une place éminente. Dès le début de sa carrière, il a eu, selon l’expression française, « la main heureuse ». En parlant de main, j’imagine très bien la sienne, ouverte, et au milieu de la paume, dessiné, un œil. Dans l’imagerie populaire, notamment maghrébine, cette composition s’est vu appeler « main de Fatma ». Mais on la retrouve bien sûr dans d’autres cultures et à des époques reculées. Partout, elle est symbole de protection, de chance. Elle éloigne le mauvais sort et attire les ondes positives. « Ondes », avons-nous dit « ondes » ? C’est que nous sommes déjà entrés, de plain-pied, dans l’univers pictural de Melehi !
Lorsque j’ai assisté pour la première fois à une exposition de Melehi (c’était à Rabat, fin 1965, si mes souvenirs sont bons), j’ai été strictement ébloui, presque déboussolé, tant cette façon de peindre m’était nouvelle, « étrangère », eu égard à la peinture moderne qu’il m’avait été donné de voir auparavant. En même temps, j’ai eu le sentiment qu’elle m’était étrangement familière ! Le natif de Fès en moi, fils d’un artisan sellier, avait engrangé depuis sa plus tendre enfance la diversité de ce que les « mains fertiles » des artisans de sa ville lui donnaient à voir et à manier, sans qu’il se rende compte, à cette époque, du raffinement de leur art et de l’ingéniosité avec laquelle ils réussissaient à l’intégrer au plus près du quotidien de leurs congénères.
Un tel programme me touchait d’autant plus qu’il recoupait ce que j’étais en train d’élaborer comme pratique poétique : la déconstruction de la langue dans laquelle je m’exprimais, ce français déjà nourri des avancées de la modernité littéraire, tout en m’appuyant sur le socle de l’oralité propre à la poésie populaire. Sculpter le texte où l’écrit devient parole, portée par le souffle.
Dès lors, nous avions su, Mohamed et moi, que nous étions engagés dans la même voie, où l’art de chacun allait féconder celui de l’autre, où l’amitié avait ses vraies raisons d’être.
La revue Souffles (1966-1972) fut le théâtre privilégié de cette complicité active. C’est Mohamed Melehi qui a conçu la couverture et la mise en page du premier numéro : sous le carré où l’on devait se concentrer pour déchiffrer le titre calligraphié de la revue, il y avait ce soleil noir entouré de fines particules. Avec le recul, je peux dire, et sans intention de glorification aucune, que cette maquette était et demeurera proprement révolutionnaire. Pour moi, elle donnait déjà une idée du talent singulier du peintre et de ce qu’allait devenir son œuvre : une entreprise gigantesque visant à contraindre l’espace de la toile à accueillir toutes les nuances de la lumière, depuis sa naissance jusqu’à sa disparition, à laisser s’écouler paisiblement les ondes du fleuve du temps et de l’océan des amours.
Devant cet espace particulier, l’observateur averti s’aperçoit qu’il ne se limite pas à la toile. Il la transborde et la tire en dehors de son cadre pour rejoindre d’autres territoires de l’imagination et de la pensée. Avec Melehi, la toile ne perd pas une miette des couleurs qu’il lui offre, et elle en redemande, sachant qu’avec lui il n’y aura jamais de surcharge. Et puis, en reculant de quelques pas, voici qu’une autre dimension de la toile se révèle à nous : du cœur même des à-plats, ce sont des sculptures qui prennent forme et surgissent dans un autre espace ainsi créé. C’est pourquoi j’ose paraphraser un célèbre aphorisme en affirmant ceci : on ne baigne jamais son regard deux fois dans la même peinture de Mohamed Melehi !
On peut se féliciter aujourd’hui de la reconnaissance que son œuvre a acquise à l’échelle internationale. Mais ce qui m’importait en décidant d’écrire ce modeste témoignage, c’est de rendre compte de quelles contraintes (historiques, politiques, sociales et culturelles) une telle œuvre a pu naître et grandir. Ce sont peut-être ces contraintes elles-mêmes qui ont permis qu’une aventure créatrice inédite puisse voir le jour dans un contexte historique et un état de la société qui ne lui étaient pas particulièrement favorables.
Mohamed Melehi a été l’un de ces « commenceurs », de ces ouvreurs de chemin, de ces visionnaires qui ont permis que beaucoup d’entre nous deviennent, selon les mots du poète Jean Sénac, des « citoyens de beauté ».
Abdellatif Laâbi, Créteil, 2024