Foulard en soie noué autour du cou, les chaussures encore engluées de papier coloré amassé lors du défilé Louis Vuitton de la veille, Kamel Mennour s’assied autour de la grande table en bois de sa galerie, rue Saint-André-des-Arts, dans le 6e arrondissement de Paris. S’il est toujours chic, ce fils d’une femme de ménage et d’un peintre en bâtiment répète souvent qu’il n’aime pas les mondanités. Né à Constantine (Algérie) en 1965 et arrivé en France à l’âge de deux ans, Kamel rappelle fièrement qu’il est père de cinq enfants et au bras de la même femme depuis plus de 30 ans – un commentaire en forme de clin d’œil malicieux au propriétaire, sans le nommer, d’une galerie établie du quartier et avec lequel il a souvent été comparé. Au-delà de la boutade, on sent surtout la fierté d’avoir réussi à se faire une place dans un milieu où les ficelles du métier se sont longtemps transmises entre privilégié·e·s.

Kamel se familiarise avec l’écosystème de l’art à la fin des années 1980 grâce à la lecture et à la vente de lithographies au porte-à-porte alors qu’il suit un cursus en économie à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Il inaugure un petit espace rue Mazarine en 1999, qu’il dédie à des photographes encore peu connu·e·s en France, dont Larry Clark et Nobuyoshi Araki. Son envie de se connecter à différentes formes d’art le pousse à élargir son offre. « Je voulais regarder le monde grâce aux artistes », se souvient-il. En 2003, il s’ouvre peu à peu aux arts plastiques, mais pour lui, tout change en 2007 lorsque la galerie déménage au 47, rue Saint-André-des-Arts. Il offre sa première exposition à Daniel Buren, bientôt suivi par Tadashi Kawamata (2008) et François Morellet (2009). « J’ai voulu me confronter à des carrières établies, prouvées par le temps. Quand vous êtes face à des monstres sacrés, on n’a pas le droit à l’erreur », explique le galeriste. Au contact des maîtres d’aujourd’hui, il compte affûter son œil pour dénicher les talents de demain. Camille Henrot, qui rallie la galerie en 2009, est nommée au prix Marcel Duchamp en 2010. Mohamed Bourouissa arrive en 2010 et décroche une nomination au prix en 2018. Hicham Berrada rejoint la galerie en 2015 et sera l’un des finalistes du prix Marcel Duchamp en 2020.

En 2010, Kamel Mennour est fait chevalier des Arts et des Lettres. En septembre 2013, il inaugure un nouvel espace au 6, rue du Pont-de-Lodi avec des œuvres de Pier Paolo Calzolari, un pionnier du mouvement d’avant-garde italien arte povera, avant d’absorber l’espace adjacent. Deux ans plus tard, le quatrième espace de la galerie voit le jour au 28, rue Matignon, en plein cœur du Paris chic. Les artistes de renom se pressent au portillon pour étoffer les rangs, comme Lee Ufan (2013), Philippe Parreno (2016) et Ugo Rondinone (2017).

Cette ascension lente mais inexorable ne doit rien au hasard. « Pour conserver ses artistes, il faut oser dépasser son plafond de verre… Et notre devise, c’est “artists first” [les artistes d’abord] », explique Kamel. Conscient que les artistes émergent·e·s sont susceptibles de rejoindre des établissements capables de soutenir des coûts de production et l’accompagnement de travaux ambitieux, il tente de maximiser la valeur ajoutée de sa galerie. « Les artistes se disent tout le temps : “What’s next ?”, alors on se pose la question avec eux. » Concrètement, plutôt que d’ouvrir des adresses à l’étranger pour établir une présence à l’international, à l’image de Perrotin, de Hauser & Wirth, de Pace ou de Gagosian, Kamel Mennour compte sur les foires d’art pour toucher un public hors de sa portée géographique. Il participe par exemple à toutes les éditions d’Art Basel (Basel, Miami, Hong Kong et Paris), ainsi qu’à TEFAF Maastricht. Il fera une seule entorse à la règle, à l’aube du référendum sur le Brexit en 2016, en ouvrant une galerie dans un espace adjacent à l’hôtel Claridge’s de Londres : il loue un appartement sur Grosvenor Square, dans lequel il ne se rendra que trois ou quatre fois. « Une galerie, c’est une incarnation… Et quand le Covid est arrivé, j’ai dû me rendre à l’évidence : c’était une coquille vide, cela ne pouvait pas marcher », avoue-t-il. Retour au bercail.

Pour marquer sa présence hors-les-murs, Kamel Mennour mise plutôt sur les institutions. Il collabore à « Monumenta », l’exposition organisée dans la nef du Grand Palais entre 2007 et 2016 par le ministère de la Culture et de la Communication. Il y montre des installations gargantuesques signées Anish Kapoor (2011), Daniel Buren (2012), et Huang Yong Ping (2016). Il participe également à la production de l’œuvre de Sigalit Landau pour le pavillon israélien de la Biennale de Venise (2011) et à celle du pavillon français portée par Zineb Sedira (2022). Kamel Mennour avoue plonger tête baissée dans de nombreux projets d’envergure, indispensables au développement de sa galerie autant qu’à celui des artistes. Un fantasme né, selon lui, de la production de telles installations pour la section Unlimited d’Art Basel en Suisse. On pense par exemple à la collaboration onirique entre François Morellet et Tadashi Kawamata lors de l’édition 2023, tandis qu’Alicja Kwade y proposait cette année une imposante ParaPosition.

Ces dernières années, le modèle collaboratif s’invite jusque dans l’hôtellerie de luxe, où gravitent de nombreux client·e·s et acheteur·euse·s potentiel·le·s. Kamel Mennour vend ainsi une tonnelle de Daniel Buren et un pavillon Lee Ufan au Château La Coste, un vignoble du sud de la France qui possède déjà une collection d’œuvres d’art digne d’un musée. À Paris, la verrière L’esprit d’escalier de François Morellet, qui avait pris place au-dessus de l’escalier Lefuel du musée du Louvre en 2010, trouve un écho à l’hôtel Costes en 2019.

Délesté du poids d’une tradition qu’il n’a connue que sur le tard, Kamel Mennour puise sa force dans le pas de côté – un modus operandi qui s’immisce jusque dans la structure de sa galerie. En 2022, l’arrivée de Sylvie Patry, ancienne directrice de la conservation et des collections au musée d’Orsay, sonne comme un coup de tonnerre dans un monde plus habitué au mercato des dealers qu’à l’inclusion d’esprits académiques. La spécialiste du 19e siècle devient directrice artistique de la galerie. Elle rejoint Christian Alandete, ancien responsable des expositions de l’Institut Giacometti, nommé directeur scientifique quelques mois plus tôt. D’après Kamel Mennour, ces figures éminentes du milieu institutionnel portent un regard neuf sur les méthodes parfois improvisées du modèle commercial. En 2022, Christian Alandete signe le commissariat d’une exposition thématique répartie sur trois lieux et consacrée à Eugène Carrière, un artiste de la fin du 19e siècle tombé dans l’oubli.

Insatiable, Kamel Mennour continue de recruter pour son écurie : Ryan Gander, Claire Fontaine ou encore Idris Khan ont rejoint la galerie en 2023. Après notre entretien, Kamel retrouve ses équipes pour discuter de Sidival Fila, un artiste et prêtre franciscain qui vit à Rome. Après l’avoir rencontré en début d’année, Kamel avait annoncé sa représentation en juin, pour lui offrir une exposition dès la rentrée. What’s next ?

Crédits et légendes

Maïa Morgensztern est une journaliste art et culture, et une chroniqueuse radio basée à Londres. Elle a été formée en histoire de l’art à la Sorbonne et à la Smithsonian Institution (Washington).

Tous les portraits de Kamel Mennour par Solèn Gün pour Art Basel.