« Lorsque des galeries telles que Hauser & Wirth et Max Hetzler ouvrent des espaces de résidence pour artistes à Minorque et à Marfa, au Texas, on comprend qu’on est dans l’obligation de trouver un modèle pour se différencier », observe Charlotte Ketabi-Lebard, qui a ouvert sa galerie art et design en 2021 au cœur de Saint-Germain-des-Prés, à Paris. « Quand je me suis associée avec [le spécialiste de design] Paul Bourdet, tout le monde nous trouvait punk, affirmant qu’il n’y avait aucune raison valable pour allier art contemporain et design. Aujourd’hui, on nous dit que c’est fantastique ! » En à peine trois ans, le regard sur cette singularité dans le paysage des galeries françaises a changé. « On est leader sur le design français des années 1980. Grâce à ce secteur en forte croissance, on touche des collectionneur∙euse∙s qu’on n’aurait pas pu attirer avec uniquement de jeunes artistes contemporain∙e∙s. » Elle souhaite même ouvrir un deuxième espace afin d’avoir une vitrine sur rue et envisage, à plus long terme, de s’implanter à New York et sur les rivages de la Méditerranée, imaginant une résidence pour artistes et une villégiature pour les collectionneur∙euse∙s.

Cette démarche fait écho à l’Art Basel and UBS Art Market Report 2024, qui pointe le fait que les galeries cherchent à être plus créatives dans la représentativité de leurs artistes et de leur activité : « Le nombre moyen d’artistes représenté∙e∙s par les marchand∙e∙s sur le marché primaire a augmenté à 23 en 2023 contre 19 l’année précédente. Pour les entreprises opérant à la fois dans le secteur primaire et les marchés secondaires, le nombre était encore plus élevé, à 39 contre 31 en 2022, car certaines galeries ont tenté de diversifier leurs programmes pour générer des ventes et attirer un public plus large dans un contexte de marché plus plat et plus difficile ». Charlotte Ketabi-Lebard ne s’en cache pas : le fait de remettre en lumière une femme designer aussi importante qu’Elizabeth Garouste est un choix pertinent qui a séduit les collectionneur∙euse∙s tout en dynamisant sa liste d’artistes.

Le modèle de la galerie Ceysson & Bénétière confirme cette tendance : huit nouveaux artistes ont rejoint son écurie ces deux dernières années – Claire Chesnier, Wilfrid Almendra, Tomona Matsukawa, Lesley Foxcroft, Stephané Edith Conradie, Antwan Horfee, Rachel Terravechia et Yves Zurstrassen –, ainsi que l’estate de Roger Bissière. Ce nombre important correspond à un rattrapage post-Covid, mais aussi au développement de la galerie. Née il y a 18 ans à Saint-Étienne, la petite entreprise essaime au Luxembourg (2008), à Paris (2009), à Genève (2012), à New York (2017), puis à Lyon, et crée un espace de 1 000 m2 à Saint-Étienne (2021) : une manière de jouer la carte de la territorialité, pas si simple en art contemporain, confirmée en 2023 avec la création d’une résidence pour artistes dans la campagne stéphanoise et une galerie d’art au milieu des vignes, au Domaine de Panéry, dans le Gard. « Depuis qu’on a ouvert tous ces lieux, notre base de collectionneur∙euse∙s a augmenté. La nouvelle galerie de Saint-Étienne, qui a l’allure d’un petit centre d’art avec une boutique et un restaurant, est devenue le hub chic de la ville », observe François Ceysson.

« Malgré une augmentation significative des loyers et des coûts d’exploitation ces deux dernières années, certain∙e∙s galeristes ont continué à agrandir leurs locaux physiques à l’échelle mondiale », analyse également l’Art Basel and UBS Art Market Report 2024 en citant, par exemple, les ouvertures de Peres Projects et de White Cube à Séoul. Depuis plusieurs années, la capitale sud-coréenne attire les acteur∙rice∙s du marché de l’art, ce qui ne doit pas occulter l’émergence du Japon, comme l’a pressenti le duo Ceysson & Bénétière, qui s’apprête à inaugurer, à l’automne, 325 m2 au huitième étage d’une tour dans le quartier tokyoïte de Ginza.

Dans la capitale japonaise se trouve déjà la multinationale française Perrotin, dont il est intéressant d’observer l’esprit pionnier, notamment au regard de sa casquette d’éditeur. « Il s’agit d’une activité connexe de la galerie, mais qui reste très importante pour nous », détaille Vanessa Clairet Stern, directrice de la communication et du développement, en égrenant les six « Perrotin Store » (concept de librairies-boutiques lancé en 2011), certaines intégrées aux galeries (New York, Tokyo, Séoul…), d’autres indépendantes, comme le point de vente au sein de l’hôtel Bellagio, à Las Vegas. « C’est une manière de faire connaître autrement le travail de nos artistes. 

Cette année, quelques éditions Perrotin ont même été sélectionnées par Sarah Andelman pour Art Basel Shop, le concept store en face d’Unlimited [le secteur dédié aux œuvres monumentales à Art Basel à Bâle]», s’enthousiasme-t-elle : des posters, multiples et objets d’artistes que l’on retrouve désormais sur eBay, la galerie y ayant ouvert, en février dernier, une boutique en ligne à des prix accessibles (de 5 à 20 000 euros). « eBay ne touche pas du tout le même public. On y a vendu des objets qu’on ne vend pas habituellement. » La galerie est d’ailleurs aujourd’hui approchée par la plateforme américaine NTWRK pour décliner un concept similaire. Vanessa Clairet Stern ajoute : « La galerie doit aujourd’hui se réinventer, car le monde de l’art s’inspire aussi d’autres industries créatives comme la mode, le cinéma, l’architecture… »

L’importance des activités connexes est également bien connue des frères Pierre et Alexandre Lorquin. À la tête de la galerie historique Dina Vierny à Paris (créée par leur grand-mère, muse d’Aristide Maillol), ils ont aussi lancé une jeune galerie, pal project, pour promouvoir des artistes émergent∙e∙s. Par ailleurs, ils cherchent un troisième espace afin d’agrandir la galerie Dina Vierny et souhaitent ouvrir un show-room pour y accueillir les collectionneur∙euse∙s. « On a la chance de pouvoir se réinventer en montrant des artistes oublié∙e∙s, comme les artistes naïf∙ve∙s que notre grand-mère appréciait et que l’on montrera à Art Basel Paris en octobre. »

Pour faire la différence, la galerie Mennour a aussi cassé les codes en lançant, en septembre 2023, le Mennour Institute. « Par le biais de bourses doctorales, de programmes éducatifs et de soutien à la création, ainsi que d’activités philanthropiques, le Mennour Institute est déterminé à jouer un rôle actif pour favoriser le partage de l’art des 20e et 21e siècles », affirme-t-on à la galerie. Que ce soit avec la bourse Mennour de soutien à la recherche en histoire de l’art ou avec le programme Mennour Emergence, qui accompagne six jeunes diplômé∙e∙s d’école d’art dans la réalisation d’une exposition collective à la galerie, il s’agit de s’ancrer dans le temps long et d’accéder à une légitimité rassurante pour les collectionneur∙euse∙s.

Toucher un plus large public en développant des activités annexes ou connexes et investir d’autres domaines de compétence sont aujourd’hui des clefs pour réinventer le modèle traditionnel de la galerie d’art. L’art contemporain devient en effet de plus en plus populaire, ce qu’a parfaitement compris la galerie Perrotin en organisant régulièrement des ateliers pour enfants au sein de ses espaces ou en imaginant, en 2020, une chasse au trésor géante au Grand Palais, en association avec la Réunion des musées nationaux (RMN), afin de faire gagner une œuvre d’art. « Aujourd’hui, la galerie est plus qu’une galerie, et peut inventer et construire de nouveaux modèles économiques », conclut Vanessa Clairet Stern.

Crédits et Légendes

Julie Chaizemartin est journaliste et critique d’art à Paris.

Légende de l’image en-tête: Yves-Zurstrassen, Fleurs (détail), 2022. Avec l’aimable autorisation du Studio Yves Zurstrassen et Ceysson & Bénétière.

Publié le 13 août, 2024.