Longtemps, Gisèle Vienne a refusé de choisir. Petite, tout la passionnait. La musique, dont elle commence l’apprentissage à 6 ans, la sculpture et la peinture, une histoire de famille pour celle dont la mère est plasticienne. Et puis, tout un florilège de pratiques artisanales, gravure ou reliure, embrassées avec la même exigence. « Mes parents n’avaient pas trop d’argent, donc si quelque chose me plaisait, nous allions le construire avec ma mère », se remémore-t-elle.
Plus tard viendra la danse, rock ou acrobatique, et au lycée, la rencontre décisive avec la littérature et la philosophie : Georges Bataille, Michel Foucault et Hannah Arendt. « Je me suis orientée vers la philosophie après le bac, mais j’ai continué à mener toutes ces pratiques à côté ». La silhouette fluette aux allures d’ancienne enfant sage qui se tient devant nous est aujourd’hui l’une des artistes qui secoue le plus fort la création contemporaine. Devenue chorégraphe et metteuse en scène, Gisèle Vienne est célébrée pour sa vision sans concession qui prend aux tripes et tord les certitudes.
Sa tâche et sa quête, elle les résume en une formule : il s’agit de « déplacer les cadres perceptifs », ceux dont nous avons hérités jusqu’au point de les considérer normaux. Au fil de ses pièces, l’artiste nous amène à nous poser des questions : que voit-on, en premier ou pas du tout ? Qu’est-ce qui est audible ou lisible, et qu’est-ce qui reste à l’état de bruit ? Qui parle, et d’où ? Peu à peu, nous allons commencer à réaliser que rien ne va de soi, que très peu de choses sont neutres et que presque tout traduit un partage du sensible. Une fatalité ? Certainement pas, car il pourrait tout aussi bien en être autrement : le changement, c’est avant tout une affaire d’esthétique.
Lorsque Gisèle Vienne revient sur ses premiers émois artistiques, nous sommes dans un café du 10e arrondissement de Paris, à deux pas des théâtres du Faubourg Saint-Antoine. La rencontre aurait tout aussi bien pu se dérouler à Grenoble ou à Genève, car en cette fin d’hiver, sa dernière création scénique EXTRA LIFE est encore en pleine tournée. La pièce, dont la première était organisée mi-août dans le cadre de la Ruhrtriennale à Essen en Allemagne, amplifie, diffracte et déplace la méthode Gisèle Vienne. Par petites touches de perceptions, par faisceaux mêlés de compétences, la franco-autrichienne née en 1976 va nous faire plonger en eaux troubles. Nous nous retrouvons donc en apnée : là où les certitudes se noient dans une brume hallucinée percée de lasers ; là où l’espace-temps se dissout dans la sensualité moite rythmée de pulsations électroniques.
L’histoire de la pièce, il faut l’énoncer en noir sur blanc. Il s’agit en effet de l’une des plus anciennes du monde, répétée comme une rengaine mortifère et pourtant reléguée à l’invisibilité et à l’inexpressivité. Un frère et une sœur se retrouvent, vingt ans après le trauma de l’inceste. La scène commence dans une voiture, arrêtée sur un parking, les phares allumés. Nous sommes à la sortie d’une fête et l’on reconnaît ces ambiances interlopes chargées de possibles qu’affectionne l’artiste : les free-party, l’adolescence encapuchonnée ou le béton périurbain. Ici, le petit matin va bientôt venir. Déjà, un processus s’annonce : iels vont tout faire pour conjurer le passé et tenter de renaître ensemble. « Les dominant·e·s œuvrent constamment pour légitimer l’ordre en place, qui leur bénéficie, et créer de l’amnésie », lâche l’artiste.
Ce thème de l’inceste traverse son répertoire : d’Éternelle Idole (2009) à This Is How You Will Disappear (2010), Crowd (2017) ou L’Étang (2021). L’expression du sujet est impossible une fois pour toutes, c’est-à-dire à retravailler sans cesse : « C’est aussi la raison pour laquelle cette transversalité des arts est nécessaire pour faire avancer les choses ». La petite fille qui avait refusé de choisir est toujours là, mais l’interdisciplinarité est devenue un parti pris formel pour la chorégraphe.
Cela sera finalement dans la danse contemporaine que Gisèle Vienne se sentira le plus à l’aise. Son passage à la scène aura pourtant emprunté un chemin de traverse, puisqu’après la philosophie, Gisèle Vienne optera à la surprise générale pour une école de marionnettes. C’est avant tout à la fréquentation de l’art contemporain durant son adolescence qu’elle relie sa proximité avec cet univers. « Jusqu’en 1993, j’ai grandi à Grenoble. La scène artistique y était très riche, avec "Le 102, rue d’Alembert", l’école des Beaux-Arts, où je trainais avec des artistes, et Le Magasin, où j’ai travaillé en montage d’expositions et au service des archives. Lorsque nous allions en Autriche pour les vacances, ma mère m’emmenait également visiter des expositions en Suisse. J’ai pu y découvrir Jean Tinguely, Cindy Sherman, Christian Boltanski, et un peu plus tard, Mike Kelley. Pour moi, la marionnette, c’était Sherman et Kelley ! »
À l’Institut International de la Marionnette de Charleville-Mézières, Gisèle Vienne renoue avec le côté manuel qui lui avait manqué dans la philosophie et la musique : « J’avais besoin d’un rapport aux phénomènes, aux gestes, à la physicalité ». Dans cet environnement partagé entre tradition et renouveau, elle va s’initier à la mise en scène. Les idées de pièces se précisent, mais elle ne s’autorise pas encore à se penser metteuse en scène. Obsédée par les textes de Jean Genet, aimantée par la rencontre avec des danseuses, elle va finir par concrétiser un désir qui grandit : « À vingt-trois ans, je me retrouve à P.A.R.T.S., les studios d’Anne Teresa De Keersmaeker. Je me dis que j’ai enfin trouvé ce qui croisait toutes mes passions tout en me permettant de travailler en collaboration. » Depuis le champ de l’art contemporain, l’aisance avec laquelle elle conjugue les disciplines émerveille. Dès ses premières pièces, certain·e·s lui en font part : « Lorsque j’ai créé This is how you disappear (2010), Dominique Gonzalez-Foester, Philippe Parreno ou Pierre Huyghe ont manifesté leur enthousiasme pour mon travail, notamment parce qu’il s’inscrit dans une histoire partagée. »
Concernant l’art contemporain, sa position est claire. « Du fait des infrastructures techniques propres aux musées, je n’y fais que très rarement des performances. En revanche, beaucoup de personnalités de l’art contemporain viennent voir mes pièces. Exposer dans des musées publics, j’adore aussi : à la Biennale du Whitney Museum de New York et au Centre Pompidou (2012), aux Abattoirs à Toulouse (2018), au Museo nacional de Ballas Artes à Buenos Aires (2019), au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris (2021-2022) et à partir de septembre prochain, à la Haus am Waldsee et au Musée Georg Kolbe à Berlin. » Les publics et les institutions ont beau être poreux, la distinction demeure quant aux manières de travailler : « Une compagnie de danse, c’est passionnant : ça permet de se confronter à la réalité du salariat ». À l’entendre déplier son histoire pour mieux préciser ses positions, on comprend que Gisèle Vienne continuera de chercher, creuser et préciser. On comprend aussi qu’elle gardera son intransigeance chevillée au corps : « Je l’étais tout autant il y a vingt ans. Être droit·e·s dans nos gestes artistiques, et conscient·e·s de leur dimension politique, est d’autant plus crucial aujourd’hui. » Et de décocher une ultime flèche en guise de conclusion : « Je fais un travail formel rigoureux. Et si je le fais, c’est que c’est aussi ainsi que l’on déplace la société. »