<p>« Dans le second marché, si tu n’es pas ultraspécialisé, tu es voué à disparaître », dit le galeriste expert de l’art d’après-guerre</p>

Emmanuelle Lequeux

Franck Prazan a longtemps misé sur la redécouverte de grands peintres oubliés – pari tenu

<p>À peine franchi le seuil de la galerie, la machine à remonter le temps s’enclenche : nous voilà dans le Saint-Germain-des-Prés d’après-guerre, entourés des meilleurs artistes du temps.&nbsp;<a href="https://www.artbasel.com/catalog/artist/15001/Nicolas-de-Sta%C3%ABl">Nicolas De Staël</a>,&nbsp;<a href="https://www.artbasel.com/catalog/artist/6734/Jean-Dubuffet">Jean Dubuffet</a>,&nbsp;<a href="https://www.artbasel.com/catalog/artist/7351/Victor-Brauner">Victor Brauner</a>,&nbsp;<a href="https://www.artbasel.com/catalog/artist/10371/Jean-Fautrier">Jean Fautrier</a>, tous se donnent rendez-vous à la galerie&nbsp;<a href="https://www.artbasel.com/catalog/gallery/2003/Applicat-Prazan">Applicat-Prazan</a>. Une double capsule temporelle, installée rue de Seine et, depuis 2010, avenue Matignon. Trente ans qu’elle fait référence pour tous les amateurs de la Nouvelle École de Paris, qui regroupe les artistes des années entourant la Seconde Guerre mondiale, en intégrant les tendances figuratives réalistes et les expressions picturales abstraites.</p><p>« Ce label nous sert en termes de branding, mais c’est juste une marque qui recouvre des réalités très différentes », précise tout de suite Franck Prazan, son propriétaire. « Je préfère parler des peintres de l’après-guerre ». Sur les 350 qui animaient alors le marché, il se concentre sur une trentaine.</p>

<p>Franck Prazan a racheté la galerie à son père Bernard il y a 18 ans. Il revient avec nous sur le parcours de celui à qui il doit tant : « Pendant la Seconde Guerre mondiale, mon père était un enfant caché ; il n’est pas allé à l’école, et a commencé à travailler vers 15 ans, comme mécanicien textile ». Non pas dans un garage, mais dans les ateliers de couture parisiens : il montait les manches sur les blazers. « Très tôt, il s’est passionné pour l’art contemporain, se faisant une culture personnelle à travers ses visites de musées, de galeries, qui florissaient déjà dans le quartier ». </p><p>Après une première vie dans l’industrie du textile, Bernard Prazan revient à sa passion première : en 1989, il ouvre une galerie rue Guénégaud dans le 6ème arrondissement. Malheureusement, le marché bascule peu après, avec la guerre du Golfe. Marasme total. La première galerie ferme ; Bernard Prazan en installe une autre rue de Seine, sous le label Applicat. « C’était le nom d’une marque qui lui appartenait. Elle porte l’idée de l’attention à ce que l’on fait et a, en outre, le mérite d’être au début de l’ordre alphabétique : dans les foires, la galerie sort en tête de liste ». Plus tard, le patronyme sera rajouté : ainsi naît Applicat-Prazan. Les débuts sont ardus. « Avec la crise des années 1990, les valeurs ont été tellement divisées qu’il a fallu attendre une bonne dizaine d’années avant que le marché ne se recompose favorablement », se souvient Franck Prazan.&nbsp;</p>

<p>Après des études de commerce, Franck Prazan enchaîne les postes dans le monde du luxe : Dior, le Bon Marché, Cartier. Il commence à collectionner. Les artistes chers à son père ? Non, « <a href="https://www.artbasel.com/catalog/artist/7879/Martin-Barr%C3%A9">Martin Barré</a> », minimal radical. Mais encore ? « Barré, Barré, Barré. Mais seulement sur la période 1954-1960. Il était très collectionné par les artistes et les conservateurs, et ce sont en général les derniers à vendre. Mais au fil des années, j’ai pu reconstituer une partie significative des œuvres présentées dans la monographie de Michel Ragon, <em>La poétique de l’espace</em>, publiée à l'occasion de l'exposition à la galerie Arnaud en 1960 ». Cela résume bien le personnage.</p><p>La maison de vente Christie’s le contacte quand elle décide de s’implanter sur le marché français, en 1996. « J’étais intéressé par la perspective de partir de presque zéro. Il fallait trouver un lieu, recruter les équipes, monter la structure logistique. Une maison de vente, c’est une usine en centre-ville. » Mission accomplie. Mais son père tombe malade en 2004. Sans hésiter, il lui rachète la galerie. Car il a hérité de sa passion. « Enfant, je voyais peu mon père, qui travaillait énormément. Mais tous nos dimanches et nos vacances, nous visitions avec lui les musées. L’histoire de l’art moderne est devenue pour moi une connaissance presque atavique, comme une seconde langue ».&nbsp;</p>

<p>Fin connaisseur de l’art italien ou américain, Franck Prazan aurait pu ouvrir d’autres horizons. Surtout qu’« en 2004, être accepté à Bâle relevait de la mission impossible pour une galerie comme la nôtre ! Nos artistes, c’était de la peinturlure,&nbsp;“anachronique” ». Il décide malgré tout de creuser le sillon paternel. « Mon analyse a été stratégique : si, dans le second marché, tu n’es pas ultraspécialisé, tu es voué à disparaître. Seule l’expertise permet d’avoir accès aux sources ». À savoir les collectionneurs, les familles d’artistes et les ventes publiques. « Nous sommes repérés comme mono-spécialistes. Au fur et à mesure des opportunités, les ensembles se constituent, jusqu’à ce qu’enfin une exposition puisse être envisagée, explicite-t-il. Il nous a fallu huit ans, par exemple, pour rassembler les&nbsp;<a href="https://www.artbasel.com/catalog/artist/19514/Georges-Mathieu">Georges Mathieu</a> présentés à Paris+ par Art Basel ».</p><p>Très vite, il met les foires au cœur de la stratégie maison. Il rejoint la Biennale des antiquaires. Il rentre à Tefaf Maastricht, Frieze Masters, puis à Art Basel Hong Kong, et enfin Art Basel, en 2016. Longtemps seule sur ce marché, la galerie décolle. Peu à peu, les collectionneurs affluent de toute l’Europe, notamment de Suisse (la fondation Gandur pour l’Art, basée à Genève, fait partie des meilleurs clients), mais aussi de Taipei, qui raffole de&nbsp;<a href="https://www.artbasel.com/catalog/artist/7613/Pierre-Soulages">Soulages</a> et&nbsp;<a href="https://www.artbasel.com/catalog/artist/11857/Zao-Wou-Ki">Zao Wou-Ki</a>, puis des États-Unis ou du Brésil.</p>

<p>Grâce à ce travail de longue haleine, des artistes longtemps méprisés font leur come-back. Le cas Georges Mathieu est symptomatique. « Avec son étiquette de peintre pseudo-officiel, Mathieu paraissait presque satanique quand j’ai repris la galerie. Aujourd’hui, on commence à comprendre qu’il a été à l’origine d’un nouveau champ artistique, en codifiant l’abstraction lyrique ». Franck Prazan le reconnaît sans peine : le peintre a vite galvaudé son talent, de pièces de dix francs en affiches Air France. « À partir de 1963, il a alimenté un marché très en demande, et pas seulement avec de bonnes choses, loin s’en faut ». Mais peu lui chaut : il laisse à d’autres le soin de s’en charger. Notamment à la galerie&nbsp;<a href="https://www.artbasel.com/catalog/gallery/1134/Perrotin">Perrotin</a>, qui travaille désormais avec la succession. Cette concurrence lui fait-elle peur ? « Cela crée un continuum plutôt qu’une rivalité », analyse-t-il en pragmatique. « Les successions ne nous intéressent pas, on y trouve généralement des œuvres non vendues, des périodes plus tardives que celles dont nous nous occupons. Gérer ce flux abondant, les galeries de premier marché le font mieux que nous ». Cela ne l’empêche pas, bien sûr, de faire affaire avec les successions, notamment les familles de Masson, Estève ou Manessier : « Mais je n’achète que dans la mesure où je peux choisir ». Il est aussi très proche de la famille De Staël, avec qui il travaille de concert pour la rétrospective du Musée d’Art Moderne cette année. Mais il se dit incapable de s’occuper d’une peinture qu’il n’aurait pas envie de garder.&nbsp;</p><p>Souvent, il choisit ainsi de ne représenter un artiste que sur une période. « Par exemple, je discerne le&nbsp;<a href="https://www.artbasel.com/catalog/artist/15773/Hans-Hartung">Hartung</a> ultime, fantastique, du Hartung tardif des années 1970, sur lequel je fais l’impasse ». Pour&nbsp;<a href="https://www.artbasel.com/catalog/artist/19507/Jean-Paul-Riopelle">Riopelle</a>, seule la période 1949-1955 retient son attention. Manessier,&nbsp;<a href="https://www.artbasel.com/catalog/artist/18101/Maria-Helena-Vieira-da-Silva">Vieira da Silva</a>, Fautrier ou Soulages, rares sont ceux dont il couvre toute la carrière. « Ce sont des positionnements forts, mais le marché nous rejoint. Nos clients viennent pour les choix subjectifs que nous faisons. C’est aux institutions de regarder les moments les plus fragiles d’un artiste, pas à nous ». </p><hr id="horizontalrule" /><p>Emmanuelle Lequeux est une journaliste basée à Paris.</p><p>Publié le 17 janvier 2023.</p><p>Légende des images en pleine page : 1.&nbsp;Georges Mathieu,&nbsp;<em>Hommage au Connétable de Bourbon</em>,&nbsp;1959.&nbsp;Avec l’aimable autorisation d’Applicat-Prazan. 2. Jean Dubuffet,&nbsp;<em>É</em><em>poux en visite</em>, 1964.&nbsp;Avec l’aimable autorisation d’Applicat-Prazan.</p>

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