« Pendant les 10 prochaines minutes, je veux que vous utilisiez le plus d’espace possible », annonce le danseur et chorégraphe Salim Bagayoko alors que nous dansons et tapons des mains au rythme de Shake Your Body (Down to the Ground) des Jackson 5. Il est 8 heures du matin et je fais partie de la soixantaine de chanceux∙ses, réparti∙e∙s en deux groupes, qui participent à cette « visite sportive » dont les billets ont été rapidement épuisés. L’espace dont parle Salim est l’immense salle des Cariatides, qui a servi de salle de bal aux 16e et 17e siècles. C’est également là que Molière a joué pour la première fois certaines de ses pièces devant le roi Louis XIV. Mais aujourd’hui, le lieu accueille une collection de sculptures grecques et romaines au sein du plus grand musée du monde : le Louvre.
L’opération « Courez au Louvre » offre à des visiteur∙euse∙s du musée l’expérience unique de commencer la journée en dansant et en faisant du sport au milieu d’œuvres d’art, dans un Louvre épargné par la foule. Organisée par le musée en collaboration avec le Centre chorégraphique national (CCN) de Créteil et du Val-de-Marne – compagnie EMKA, cette visite sportive fait partie de la programmation de l’Olympiade culturelle, une série d’évènements autour des jeux Olympiques de Paris 2024, et se déroule jusqu’à fin mai avant l’ouverture du musée. Elle a été imaginée par le danseur et chorégraphe Mehdi Kerkouche, figure montante de la danse contemporaine, qui travaille notamment dans les domaines du cinéma, du théâtre et de la musique. Il nous a confié∙e∙s aux bons soins de danseur∙euse∙s et sportif∙ve∙s professionnel∙le∙s, qui animent chacun∙e un atelier pendant une heure dans une partie différente de l’aile Sully.
Après que Salim nous a fait exécuter une série de mouvements, dont des sauts de hanche, une marche façon défilé de mode et un « doigt disco » à la Saturday Night Fever, nous sommes échauffé∙e∙s et prêt∙e∙s à passer à l’atelier suivant. Nous courons dans une galerie des Antiquités totalement déserte. Des rires d’incrédulité résonnent : difficile de croire que nous sommes ici, au Louvre, en train de transpirer, de bon matin, en legging et en baskets !
Instinctivement, on s’empêche de courir trop vite, d’une part par respect pour le lieu, d’autre part pour avoir le temps d’admirer les œuvres d’art qui nous entourent. Dans moins d’une heure, le public franchira les portes et, partout, on peut voir le personnel se préparer à son arrivée. Au détour d’une salle remplie de sculptures classiques de la Grèce antique, Jérémie fait une exception et nous accorde un moment pour admirer la Vénus de Milo, l’une des sculptures les plus célèbres du Louvre, qui se dresse avec élégance dans une pièce dédiée. Le silence et l’absence de téléphones ou de perches à selfie sont un véritable luxe.
Nous trottinons à travers le département des Antiquités orientales, cinq salles contiguës abritant certains des plus anciens trésors des collections du Louvre, jusqu’à l’impressionnante cour Khorsabad qui, sous la pyramide de verre, baigne dans la lumière du matin. Ici, les vestiges d’une gigantesque cité construite à la fin du 8e siècle avant J.-C., dans l’actuel nord de l’Irak, sont intégrés dans les murs. L’entrée est flanquée de deux grands taureaux ailés, et des gravures représentent les génies protecteurs qui veillaient autrefois sur le palais royal de Sargon II, roi d’Assyrie.
Queensy nous apprend quelques mouvements de dancehall, comme le « Willie Bounce », qui consiste à rebondir sur place en rythme avec des mouvements ludiques des bras et des hanches, et le « Cut Dem Off », un saut en avant tout en croisant les bras d’un geste brusque. Alors que nous nous investissons corps et âme dans les mouvements, remuant des hanches et des épaules, Queensy nous rappelle que danser ici nous place dans la même catégorie de privilégié∙e∙s que Beyoncé et Jay-Z. Leur duo The Carters avait en effet choisi le Louvre comme décor pour le clip Apeshit, en 2018, dans lequel le couple apparaît aux côtés d’œuvres d’art telles La Joconde et la statue Victoire de Samothrace.
Lorsque nous disons au revoir à Queensy, nous avons besoin d’un moment pour reprendre notre souffle. C’est l’heure de notre dernier atelier – le yoga. Nous entrons dans la cour Marly. Laure Dary, danseuse et professeure de yoga, est assise en tailleur au sommet d’un vaste escalier menant à un « jardin » de sculptures où sont exposés les chefs-d’œuvre du néoclassicisme français qui ornaient autrefois le parc du château de Marly, l’une des résidences de plaisance de Louis XIV, près de Versailles.
« Nous allons commencer par quelques respirations profondes et des étirements, car je sais que vous avez travaillé dur », annonce Laure d’une voix douce sur fond de musique apaisante. Alors qu’elle nous guide à travers une série de postures comme celle de la vache, la planche et le chien tête en bas, mon regard passe d’une gracieuse statue à l’autre, représentant des chevaux et des divinités qui se trouvaient autrefois entourés de bosquets et de fontaines.
« Je suis désolé de vous presser, mais 30 000 personnes vont arriver dans quelques minutes », dit Jérémie alors que notre séance touche à sa fin. Alors que nous retraversons les salles vides pour rejoindre le vestiaire situé sous la pyramide principale, 9 heures sonnent à l’horloge et le charme est soudain rompu. En quelques secondes, des touristes de toutes nationalités investissent les salles du musée. Notre moment privilégié est terminé et les séances restantes sont toutes réservées. « Votre billet vous donne accès au Louvre pour le reste de la journée, vous pourrez donc revenir plus tard », nous rassure Jérémie. Mais désormais, il sera impossible de visiter ce lieu sans se souvenir de la fois où nous avons dansé et fait du jogging dans les grandes salles vides du plus grand musée du monde. Il sera peut-être difficile de le partager, maintenant que nous l’avons eu pour nous seul∙e∙s.