L’ailleurs semble depuis toujours l’horizon de l’artiste Chloé Quenum (née en 1983), et à l’origine du regard attentif qu’elle porte sur les choses et les objets qui nous entourent, leur provenance, leur signification, leur circulation, leur part d’inconnu. De la trajectoire de l’ananas évoquée par ses peintures en trompe-l’œil (exposition « Overseas » au centre d’art Les Bains-Douches, Alençon, 2021) à ses pictogrammes abstraits inspirés par les rébus inscrits sur les calebasses d’Afrique de l’Ouest (Les nuages rendent la lune invisible, 2023), ses interrogations tenaces la conduisent à concevoir une œuvre qui éclaire, sans la résoudre, la complexité du monde.
Son sentiment d’étrangeté, c’est sans doute lors d’une résidence de six mois en Nouvelle-Zélande (invitée en 2018 du programme international Te Whare Hēra) que Chloé Quenum l’a éprouvé de la façon la plus aiguë. « Je ne m’étais pas rendu compte à quel point j’allais loin avant de me retrouver de l’autre côté de la planète, sous un autre ciel, avec un décalage de 12 heures par rapport à la France. Ça a été une expérience très émouvante, très remuante », se souvient-elle.
En Nouvelle-Zélande, l’artiste commence par élaborer un projet sur les textiles maori – avant de suivre l’enseignement des Beaux-Arts de Paris, dont elle sort diplômée en 2011, elle a étudié les arts appliqués à l’ENSAAMA-Olivier de Serres. « J'ai toujours été intéressée par la fabrication des tissus, la signification des couleurs, les codes qui régissent les trames … », relate-t-elle. Mais une fois installée dans ce pays insulaire qui ignore quasiment le métissage, elle se passionne finalement pour la construction des identités, envisagée à travers le prisme du patronyme.
Sa question anodine « What’s your name ? » lui permet de collecter, sous forme d’enregistrements sonores, des histoires confiées par les participant∙e∙s à ses ateliers et d’esquisser une géographie économique et sociale. Celle-ci est au centre d’une installation qu’elle conçoit, nourrie d’observations sur la circulation marchande des végétaux et la démocratisation du tatouage, emblématique de la façon dont les symboles, en perdant de leur substance, endossent une fonction décorative. Empruntant son intitulé (« Le Sceau de Salomon ») à celui d’une plante médicinale, sa première exposition hors d’Europe, à Wellington, montre combien la thématique du motif exotique et de son déplacement, déjà prégnante dans son travail, prend alors davantage d’ampleur.
Comme l’on s’étonne de la voir exposer à Venise au sein du pavillon du Bénin (aux côtés des artistes Ishola Akpo, Moufouli Bello et Romuald Hazoumè,), la jeune femme rappelle avec un sourire amusé que son père est béninois. Et se dit enthousiasmée par le commissariat d’Azu Nwagbogu, qui n’a pas hésité à ouvrir le pavillon à la diaspora tout en associant le nom d’un∙e artiste exposé∙e à l’international, comme Romuald Hazoumè, à ceux d’artistes moins connu∙e∙s tel∙le∙s Ishola Akpo et Moufouli Bello. La carrière de Chloé Quenum est cependant en plein essor. Ses œuvres figurent dans plusieurs collections d’institutions publiques, telle celle du Centre Pompidou.
Pour le projet qu’elle présente à Venise, elle explique avoir réfléchi à partir des collections du musée du Quai Branly - Jacques Chirac, guidée dans ses recherches par la conservatrice Gaëlle Beaujean. Elle a ainsi choisi des flûtes, des cloches, des xylophones et d’autres instruments de l’ancien royaume du Dahomey (qui recouvrait le sud de l’actuel Bénin à partir du 17e siècle et pendant 300 ans), qu’elle a transposés en verre soufflé. Cette traduction plastique équivaut à ajouter et à soustraire aux objets certaines qualités, dans une nouvelle version suggérant la possibilité d’une déperdition de sens ou d’une infidélité aux originaux, de la même façon que nos acquis enjolivent ou omettent certains aspects de la réalité : ce sont ces interstices factuels auxquels s’intéresse Chloé Quenum et sur lesquels son œuvre attire subtilement l’attention. « Il y a tout le temps des choses qui nous échappent : parce qu’elles n’ont pas été répertoriées ou bien parce qu’elles ont peut-être été effacées. Cela renvoie au rapport que l’on entretient avec notre mémoire, elle aussi lacunaire, à l’image de tous les processus de transmission », remarque l’artiste, qui a également étudié l’anthropologie de l’écriture à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS).
Le verre, opaque ou transparent, est l’un de ses matériaux de prédilection, comme en témoignent ses vitraux (Les Allégories, 2016) – d’autant plus depuis la résidence Hermès qui lui a offert de collaborer avec les artisan∙e∙s de la cristallerie Saint-Louis. Elle y a produit un ensemble d’une centaine de fruits sculptés, gravés d’après des techniques et des styles puisés dans les archives de la manufacture (La Grande Place, 2020). Évoquant les flux de la mondialisation autant que la codification ornementale à travers l’histoire, cette récolte incongrue à l’esthétique volontairement saturée constitue une œuvre à la fois conceptuelle et somptueusement décorative – un jalon dans ce travail riche d’une pluralité d’interprétations. La Biennale de Venise en marque sans aucun doute une étape supplémentaire.